« Un film, un champagne », dans le cadre de cette série d’articles nous avons choisi de nous intéresser à un film d’action et de terreur, qui n’est certes pas un chef-d’œuvre, mais qui offre un regard très pertinent – à contre-courant des blockbusters notamment – sur l’atmosphère de violence politique et informationnelle qui touche la société américaine et sans doute même au delà, nos sociétés dites « développées ». Il s’agit de The Hunt, un film « Blumhouse », très violent, réalisé par Craig Zobel, et qui à sa sortie fut impacté par une réalité qu’il dénonçait : d’abord parce que sa diffusion fut repoussée à cause de plusieurs tueries, mais surtout parce qu’il fut attaqué de manière hystérique par une trumposphère qui ne l’avait pas vu !
Un cochon, un lapin et une bouteille de Heidsieck Monopole 1907, tels sont trois apparitions pour le moins inattendues qui peuvent résumer ce film que l’on pourrait caractériser de conte d’horreurs, une sorte d’Alice au pays des cauchemars, dans lequel le champagne, tout en fonctionnant comme un révélateur des nouvelles vanités contemporaines, est peut-être le seul élément encore un peu stable auquel peut se rattacher le spectateur.
À mon ami Jacques Létot qui m’a fait découvrir ce film
The most incredible fake
9 août 2019. « Le Hollywood libéral est raciste au plus haut niveau et avec beaucoup de colère et de haine ! Ils aiment s’appeler l' »Élite », mais ils ne sont pas l’Élite. En fait, ce sont souvent les gens auxquels ils s’opposent si fermement qui sont en réalité l’élite. Le film qui sort est fait … pour enflammer et causer le chaos. Ils créent leur propre violence et essaient ensuite de blâmer les autres. Ils sont les vrais racistes et sont très mauvais pour notre pays ! »
Ce message, publié sur le réseau social Twitter, est signé Donald J. Trump. Le 45e Président des États-Unis d’Amérique, y cible plus spécifiquement un film dont la sortie est prévue pour le 27 septembre de la même année, The Hunt réalisé par Craig Zobel. À ce stade pourtant, ni celui que l’on surnomme The Donald, ni aucun de ses conseillers à la Maison Blanche n’ont vu le film.

7 août 2019. Sur son site internet, Fox News (une des principales sources d’« information » de la Trumposphère) publie un article de son journaliste et éditorialiste Brian Flood intitulé : « Hollywood blockbuster that satirizes killing of ‘deplorables’ causes outrage: ‘Demented and evil’ » (La superproduction hollywoodienne qui tourne en dérision l’assassinat des « déplorables » suscite l’indignation : « Démente et diabolique »). Il y soutient que The Hunt montrerait des Républicains de type MAGA (Make America Great Again), devenir les proies d’une chasse organisée par de riches vacanciers libéraux, donc démocrates, et serait un appel satirique à tuer les soutiens de Trump. Or, son auteur, n’a pas vu le film, ni d’ailleurs aucune des personnes qu’il cite dans son papier et qui le condamnent comme Tim Young, un humoriste politique très marqué à droite qui n’hésite pas à déclarer « La gauche, en particulier Hollywood, nous répète sans cesse que notre pays est plus divisé que jamais et que nous devons nous rassembler… Est-ce bien ce qu’ils veulent dire ? S’unir pour assassiner les voisins avec lesquels on n’est pas d’accord ? Ce film est malsain et montre à quel point la gauche est devenue haineuse ».
6 août 2019. The Hollywood Reporter fait paraître l’article qui va déclencher cette tempête politico-médiatique, « Ads Pulled for Gory Universal Thriller ‘The Hunt’ in Wake of Mass Shootings (Exclusive) » (Les publicités pour le thriller d’Universal « The Hunt » sont retirées à la suite des fusillades de masse (Exclusif)). Ses autrices, Kim Masters et Tatiana Siegel, n’ont pas vu le film, mais ont au moins lu son scénario. Sans véritablement saisir toutes les nuances que l’on perçoit sans doute mieux à l’écran, ni sa portée politique extrêmement critique, elles révèlent que le point de départ du film repose, en effet, sur une chasse organisée par des élites libérales et dont les victimes ont été choisies parmi les électeurs de Trump, précisément ceux qu’Hilary Clinton avait qualifiés, lors d’un discours de 2016, de « déplorables », « Les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. » Pour autant, l’article de Masters et Siegel porte moins sur le contenu de The Hunt que sur sa promotion publicitaire dans un contexte qui a été marqué par trois tueries récentes particulièrement marquantes, dont celle commise le 3 aout 2019 à El Paso au Texas par Patrick Wood Crusius, un suprématiste blanc de 26 ans, l’un des attentats racistes les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre (23 morts et au moins 23 blessés).
Or, les trailers, volontairement provocateurs – tournés et imaginés avant ces fusillades –, qui annoncent la sortie prochaine de The Hunt, diffusés en ligne ou sur certaines chaines comme ESPN, paraissent déplacés voire choquants. Dans l’un d’entre eux, qui se regarde comme une magnifique publicité promotionnelle, très esthétisante, pour une luxueuse partie de chasse automnale, la terreur nous effleure dans les derniers instants de la bande-annonce, lorsqu’on voit une femme s’enfuir en courant et passer devant un panneau Warning où il est écrit « Seules les personnes désignées peuvent être chassées dans cette zone ».


10 août 2019. Universal Pictures,distributeur du film, annonce qu’il ne sortira pas le 27 septembre comme prévu. Cette décision a été prise collectivement. Tous étaient d’accord : les scénaristes Nick Cuse et Damon Lindelof, le réalisateur Craig Zobel, les dirigeants d’Universal dont le PDG de NBCUniversal Jeff Shell, et le fondateur et directeur de la société de production, Blumhouse Productions, Jason Blum.
11 février 2020. Une nouvelle bande annonce est diffusée annonçant la sortie de The Hunt le vendredi 13 mars, avec comme nouveau slogan : « Le film le plus discuté de l’année est celui que personne n’a encore vu ».
13 mars 2020. En pleine pandémie de la Covid-19, The Hunt sort dans les cinémas américains.

Ce qui est ici intéressant, ce n’est pas tant que le film ait pu être, dans un premier temps, déprogrammé. L’histoire récente, et violente, des USA nous offre plusieurs exemples de films dont la diffusion a dû être retardée pour des raisons similaires, de Phone Game (Phone Booth, 2002) de Joel Schumacher à Death Wish (2018) d’Eli Roth, en passant par Gangster Squad (2013) de Ruben Fleischer, pour n’en citer que quelques-uns, sans compter tous ceux qui virent leurs sorties reportées au moment du 11 septembre 2001. Les exemples sont légion.



Non, ce qui est ironique dans le cas de The Hunt, réside dans le fantasme politique et médiatique qu’il a suscité. Qu’on ne s’y trompe pas, ce thriller est extrêmement violent, et cette violence totalement assumée est mise en scène avec une impitoyable efficacité. Pour autant, non seulement elle n’est pas gratuite, mais en outre, elle ne fonctionne jamais, bien au contraire, comme une apologie du meurtre et comme un appel à tuer son prochain ou son opposant. Elle est la toile de fond d’un questionnement bien plus dérangeant sur l’impact des fake news et des rumeurs ! Tel est le cœur du film.
Résumé
The Hunt (2020) réalisé par Craig Zobel
Sur fond d’obscure théorie du complot sur internet, un groupe appartenant à l’élite américaine, drogue et kidnappe une douzaine de citoyens pauvres issus d’états ruraux (des « rednecks ») pour les chasser. Leur plan est mis en péril par Crystal (interprétée par Betty Gilpin), une de leurs proies, capable de les battre à leur propre jeu. La jeune femme abat un par un les chasseurs, avant de se retrouver face à celle qui a tout organisée, Athéna Stone (interprétée par Hilary Swank).



Le point de départ de The Hunt est un message SMS dans un groupe privé, qui évoque un week-end de chasse aux déplorables, dont on apprend qu’il n’était, à l’origine, qu’une blague. De mauvais goût, oui, mais une blague quand même. Révélée au public, l’information, qui n’en est pas une, devient virale, reprise et amplifiée par la sphère complotiste. « Chaque année, les élites kidnapperaient des personnes pour les chasser ! » À l’arrivée, pourtant, elle devient un fait, la chasse ayant bien lieu.

Le dialogue final entre les deux héroïnes, Athéna, la supposée libérale et progressiste, qui a organisé cette chasse, et Crystal, la survivante, considérée comme la parfaite représentante – à tort d’ailleurs – de l’Amérique bleue, celle des « déplorables » trumpistes, est édifiant.
Lorsque Crystal fait remarquer à Athena qu’elle a organisé une chasse à l’homme pour le sport, cette dernière le nie. Ce n’était qu’une blague : « We were joking ». Si c’est devenu vrai, c’est parce que des ignorants ont cru que ça l’était et n’ont cessé d’en répandre le bruit. Et Athéna de poursuivre : « À présent c’est vrai, parce que vous l’avez rendu réel. Vous tous, vous prenez ce que vous voulez et le déformez jusqu’à ce que ça corresponde à votre foutue vision du monde rétrograde. Vous vouliez que ce soit vrai, alors vous l’avez décidé ainsi. C’était votre idée. » Quelques minutes plus tard, quand Crystal lui déclare « La vérité, ça t’importe pas vraiment, hein ?» , Athéna lui répond : « Bien sûr que si. La seule différence, c’est que j’ai raison. »

Ce que The Hunt interroge c’est le délitement moral des sociétés du fake. Quand tout peut être considéré comme vrai, sans qu’il y ait besoin d’apporter la moindre preuve, qu’il s’agisse d’une vérité de réseaux sociaux, d’une vérité « alternative », d’une rumeur, d’un bruit, d’un simple sifflement ou persifflement, et que « la matière factuelle elle-même » pour employer les mots d’Hannah Arendt, est remise en cause voire niée, alors tout peut advenir : essentiellement le pire. Autrement dit, si plus rien n’est jamais vrai ou faux, si même la distinction entre le vrai et le faux n’a plus de sens, tout est permis.
« Le fait que le film traite de la désinformation – et qu’il ait été lui-même victime de désinformation – a été une expérience surréaliste, déclara Craig Zobel au Time, et nous a entraînés dans une situation où sa pertinence est encore plus grande. »
The most political of new horror factories
À l’origine de The Hunt, il y a deux scénaristes et une maison de production. Fin 2016, alors qu’ils terminent le scénario des derniers épisodes de la série The Leftovers, Nick Cuse et Damon Lindelof discutent de la théorie conspirationniste du Pizzagate, une rumeur totalement infondée sur un réseau de pédophilie autour de John Podesta, l’ancien directeur de campagne d’Hillary Clinton, et qui vit le jour lorsque des messages de celui-ci, évoquant des pizzas et une pizzeria notamment, furent révélés par Wikileaks, avant d’être repris et interprétés de manière délirante par la sphère conspirationniste. Lindelof demande alors à Cuse : « Y a-t-il quelque chose que nous ne croirions pas à propos de l’autre camp, ou qu’il ne croirait pas à propos de nous ? Quelle est la théorie du complot la plus ridicule qui puisse se manifester ? » The Hunt venait de naître.


À partir de cette première idée, les deux scénaristes eurent l’ambition de concevoir un film « Blumhouse » du nom de la société de production éponyme fondée en 2000 par Jason Blum, et qui se fit connaître à partir de 2009 en produisant et distribuant un film auquel personne ne croyait alors, Paranormal Activity (2009) réalisé par Oren Peli, un « found footage » d’horreur (fiction jouant sur les codes du documentaire), qui devint le film le plus rentable de l’histoire du cinéma (il coûta 15 000 $ et en rapporta 193 356 000).



Blumhouse, un nom donc, ou plutôt une marque de fabrique, que le producteur su forger à partir notamment d’une maxime simple, « low budget, high concept ».
En effet, le principe de départ était que le budget des films ne devait pas dépasser 5 millions de dollars, même s’il y eut des exceptions. Pour autant, un petit budget n’équivaut pas à une petite ambition, ni du point de vue de la rentabilité, ni non plus, et c’est peut-être le plus important, d’un point de vue cinématographique et donc artistique. Faisant le pari que les deux vont généralement de pair, Jason Blum va donner une certaine identité à ses productions : souvent catalogués dans le genre horreur, ses films s’emparent des angoisses, peurs, mythes, fantasmes et obsessions les moins avouables de la société américaine. Ils sont engagés. Ils sont politiques.
Outre le fait que Jason Blum a toujours pris parti pour les démocrates, force est de constater que ses films, sans jamais être simplement manichéens, n’hésitent pas à dénoncer les travers les plus dangereux, passés ou/et présents, de la société américaine, parmi lesquels le racisme (Get Out réalisé par Jordan Peele, sorti en 2017, ou BlacKkKlansman réalisé par Spike Lee, sorti en 2018), la violence et l’usage des armes à feu (In a Valley of Violence réalisé par Ti West, sorti en 2016, la franchise The Purge, qui s’étend de 2013 à 2021, dont la plupart des films ont été réalisé par James DeMonaco) ou encore la montée de l’extrême droite.




Ce positionnement explique aussi, en partie, pourquoi sans même avoir été vu, The Hunt, dont tout le monde savait qu’il était un « film Blumhouse » fut immédiatement attaqué par les sphères trumpistes, et par The Donald, lui-même.
« Film Blumhouse », l’expression, ou même l’étiquette, dit beaucoup. Elle dit d’abord à quel point cette société de production a su s’imposer comme un acteur hollywoodien majeur. Dans le domaine du film d’horreur, certainement, et aussi au-delà. Elle dit ensuite, comment un producteur a su imprimer à l’ensemble des films de son catalogue une tonalité si forte que les spectateurs finissent, dans certains cas, par oublier jusqu’au nom du réalisateur. Paradoxe étonnant pour un des rares producteurs hollywoodiens qui promeut, quant à la réalisation, une vision européenne du cinéma, offrant à ses auteurs une grande liberté de travail, et surtout, ce qui est rare aux USA, le final cut !
Dans le cas de The Hunt, lorsque Nick Cuse et Damien Lindelof se mettent en tête d’écrire le scénario d’un « film Blumhouse », ils aspirent sans doute à une œuvre efficace comportant une dose importante de violence assumée, et dont le but est de distraire, « d’en mettre plein les yeux » pour mieux interpeller le spectateur. Ce doit être un film populaire, bien que classé R (Rated R : interdit aux mineurs de moins de 17 ans non accompagnés), dans le bon sens du terme, un spectacle visuel et émotionnel fort, vif et nerveux, avec ses scènes d’action, sa dose d’hémoglobine, ses fusillades, du suspense aussi, mais fondamentalement dérangeant, malsain même, incitant à la réflexion, du moins déclenchant une prise de conscience. Un film paradoxal.






Pour cela, il leur faut encore deux choses. Un réalisateur, bien sûr, et surtout un scénario. Pour le réalisateur, ils pensent d’emblée à Craig Zobel avec lequel ils ont déjà travaillé puisqu’il a dirigé des épisodes de The Leftovers, mais aussi parce qu’il a réalisé un long métrage psychologiquement perturbant, Compliance (2012). Quant au scénario, l’idée leur vient d’adapter, The Most Dangerous Game, une nouvelle de Richard Connell publiée en 1924, et qui fut plusieurs fois portée à l’écran, dont la première fois de manière magistrale en 1932 par Ernest B. Schœdsack et Irving Pichel.



The Most Dangerous Game
Sorti en France en 1934 sous le titre La Chasse du comte Zaroff (avant d’être ensuite exploité sous son pluriel : Les Chasses du comte Zaroff), cette première adaptation a la particularité d’avoir été réalisée en parallèle du premier King Kong (1933), et en partie par les mêmes équipes. Dans les deux cas, on retrouve à la réalisation Ernest B. Schœdsack ; Merian C. Cooper, est le producteur de l’un et le co-réalisateur du second ; Fay Wray, est la star des deux films, mais avec une perruque blonde dans King Kong ; plusieurs seconds rôles participent aux deux, dont Robert Armstrong ; Max Steiner compose les deux bandes originales ; enfin, les décors sont partagés, puisque l’île conçue pour The Most Dangerous Game, deviendra la Skull Island du roi Kong. Cette proximité fut à l’origine d’une légende cinématographique, selon laquelle les deux films auraient été tournés en même temps, Kong, le jour, Zaroff, la nuit, alors qu’en réalité The Most Dangerous Game fut réalisé le premier, même si quelques bobines d’essai pour King Kong furent tournées au même moment, ce qui occasionna sur le plateau de vives tensions entre les équipes.




Résumé
The Most Dangerous Game (1932) réalisé par Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel
Robert Rainsford (interprété par Joel McCrea), un chasseur de fauves réputé seul rescapé du naufrage d’un navire trouve refuge sur une ile de l’océan Pacifique habitée par un mystérieux comte russe, Zaroff (interprété par Leslie Banks). Il y retrouve d’autres rescapés dont Eve Trowbridge (interprétée par Fay Wray) et son frère Martin (interprété par Robert Armstrong), mais apprend que Zaroff, lassé d’avoir traqué les gibiers les plus sauvages, a décidé de chasser le plus intelligent de tous : l’homme. Rainsford qui refuse de s’associer à Zaroff, devient la proie d’une chasse, dont l’enjeu est sa survie et la liberté de pouvoir repartir avec Eve Trowbridge.
À l’arrivée, le Zaroff de Schœdsack et Pichel, bien que présenté comme une production de série B, devint un classique du cinéma fantastique, une œuvre culte influençant plusieurs autres films (par exemple Predator de John McTiernan, sorti en 1987), ainsi qu’un authentique remake, bien moins réussi, réalisé en 1945 par Robert Wise, A Game of Death (Un jeu de mort).
The Hunt de Craig Zobel, n’a quant à lui, rien d’un remake. Ce serait plutôt un reboot, une nouvelle adaptation du texte original de Richard Connell, ou du moins qui s’en inspire. Car, il y a entre les deux histoires de grandes différences. Dans le film de Zobel, l’action ne se déroule plus sur une île d’Amérique du Sud, mais en Croatie ; les victimes, ne sont plus des naufragés, mais des personnes enlevées pour être chassées ; le chasseur, le comte Zarroff, un russe blanc, et le survivant, Robert Rainsford, un chasseur et aventurier américain, sont remplacés par deux femmes, la riche organisatrice de la chasse, Athéna Stone (Hilary Swank) et Crystal May Creasey (Betty Gilpin), la survivante, dont on sait finalement peu de choses, sinon qu’elle a été militaire et qu’elle n’est sans doute pas celle qui devait enlevée.
Pour autant, le scénario du film de 1932 présentait lui aussi quelques variations notables avec l’œuvre de Connell. C’est le cas par exemple du personnage d’Eve Trowbridge joué par Fay Wray. Dans le film, elle est un objet de convoitise, ou plutôt un trophée. Celui qui survivra à la chasse gagnera la femme !
« Nous autres barbares savons que c’est après la chasse et non avant, que l’homme se délecte. », explique Zaroff, qui poursuit « Vous connaissez le dicton des chefs ougandais – « Chasse d’abord l’ennemi, ensuite la femme. » Cette idée du sauvage est universelle. C’est l’instinct naturel. » , puis quelques instants plus tard en parlant d’Eve Trowbridge « Qu’est-ce qu’une femme ? Même une femme comme celle-ci, tant que le sang n’a pas été stimulé par la mise à mort ? » avant de conclure « Tue !… Puis, aime. Quand vous saurez cela, vous aurez connu l’extase. »

Dans la nouvelle de Connell, nulle présence féminine, nul trophée sexuel, mais du champagne ! Et pas n’importe lequel, du champagne de marque.

Présentation de l’éditeur
Le plus dangereux des jeux de Richard Connel (traduction Xavier Mauméjean, Les Éditions du Sonneur)
Au milieu de la mer des Caraïbes, Sanger Rainsford fait naufrage sur l’île de Ship Track. Il y est recueilli par un Russe blanc, le général Zaroff, qui se révèle être un hôte des plus remarquables et attentionnés. Reconnaissant en son convive un célèbre chasseur de gros gibier dont le livre sur la chasse au léopard des neiges fait autorité, le maître des lieux invite Rainsford à un jeu particulier : une partie de chasse à l’homme. Acculé, celui-ci est forcé d’accepter ce « jeu des plus dangereux ». Commence alors, au cœur de la jungle, une lutte sans merci entre les deux hommes. Le chasseur chassé, l’ombre et la proie : qui chassera qui ?
Bien qu’ayant choisi de s’isoler dans une île perdue au milieu de la mer des Caraïbes, Zaroff, ancien général russe des Armées blanches, s’est ingénié à ne manquer de rien, et surtout pas de l’essentiel : le luxe.
« Nous faisons de notre mieux pour préserver ici les agréments de la civilisation. Je vous prie de passer outre les manquements. En vérité, nous sommes bien à l’écart des routes fréquentées. Trouvez-vous que le champagne ait souffert de la longue traversée ? »
Les repas qu’il fait servir sont savoureux, toujours accompagnés des meilleurs vins et alcools. Quant aux champagnes, il promet à Rainsford qu’à la fin de la chasse, ils dégusteront ensemble du Veuve Clicquot, si… celui-ci parvient à survivre. Puis un peu plus tard, contrarié par le fait que sa proie ait pu lui échapper en préférant, pense-t-il, se donner la mort, il se console notamment avec une bouteille de Pol Roger.
« Ce soir-là, dans sa grande salle à manger lambrissée, le général Zaroff savoura un dîner particulièrement réussi, qu’accompagnaient une bouteille de Pol Roger et une demi-bouteille de Chambertin. Deux légères contrariétés empêchaient sa joie d’être entière : la pensée qu’il lui faudrait remplacer Ivan, ce qui ne serait pas chose facile, et le fait que sa proie lui avait échappé. L’Américain n’avait à l’évidence pas joué le jeu, songea le général en dégustant son digestif. »
Il semble bien que dans l’esprit de Zaroff, le roi des vins, sans être à proprement parler un trophée, se confonde avec la boisson du vainqueur. Une effervescence qui, si elle renforce le caractère « sportif » du général, en souligne surtout son effroyable sadisme.
The most expensive champagne
Du point de vue des bulles, et bien qu’il s’agisse d’une adaptation très libre, on retrouve dans The Hunt un peu de l’esprit de la nouvelle. Non seulement, le champagne est présent – au point que, dans plusieurs interviews, les scénaristes et le réalisateur ont évoqué des scènes qui en comportent –, mais on peut dire qu’il y joue un rôle important. Il fonctionne comme un véritable fil rouge : on en trouve au début du film, dès la seconde scène, et, sujet de la dernière séquence et même de la toute dernière réplique, il le clôture. Et, là encore, il ne s’agit pas de n’importe quel champagne !
Si, dans le cadre feutré du luxueux jet qui emmène les chasseurs et les chassés (kidnappés, drogués et inconscients) sur les lieux de l’action et du drame, on en sert un anonyme – du moins à l’écran puisque dans le scénario original il s’agissait d’un « bon vieux Dom Perignon » – , en revanche, lors de la même scène, un des personnages évoque une bouteille précise, historique même, un Heidsieck & C° Monopole 1907.



« Un sous-marin allemand a fait couler un navire en route vers le tsar Nicolas Il. Il y a quelques années, ils ont trouvé l’épave et une caisse de Heidsieck de 1907. Ils ont envoyé un robot sous l’eau pour la ramener. Athena a acheté trois bouteilles à 250 000 $ chacune. Et personne ne connaît le goût que ça a. »
Dès la troisième minute de The Hunt, tout est dit ou du moins tout nous est, en quelque sorte, révélé à l’avance.
Le Heidsieck & C° Monopole 1907, « Goût Americain », dont il est question ici est certainement l’un des champagnes les plus chers au monde.
Son histoire débute en 1916, avec l’expédition de 50 caisses (3000 bouteilles) destinées au quartier général de l’armée impériale russe qui se trouvait à Saint-Petersbourg. Le navire affrété, qui convoyait également d’autres marchandises dont 67 barriques de cognac et 17 tonneaux de vin de Bourgogne, était le Jönköping, une goélette à deux mats d’une longueur de 20 m environ, construite en Suède en 1896. Elle était partie le 2 novembre de Gävle (Suède) en direction de la Finlande, territoire russe, quand elle fut coulée le 3 en mer Baltique, près de Rauma au large des côtes finlandaises, par un sous-marin allemand, le Seiner Majestät Unterseeboot 22.


En 1997, deux chasseurs d’épaves, Peter Lindberg et Claes Bergvall repèrent la goélette qui gît à 64 mètres de profondeur. Les premières bouteilles de champagne remontées par les plongeurs sont non seulement intactes, mais en outre elles n’ont rien perdu de leur saveur et de leur effervescence, ayant été conservées, si l’on peut dire, dans des conditions idéales de température et d’obscurité. À l’arrivée, en 1998, c’est 2400 bouteilles d’ Heidsieck & C° Monopole 1907 qui seront récupérées, ainsi que les tonneaux de cognac, mais, eux, vides.
Rapidement, les bouteilles du Jönköping furent mises aux enchères. Les premières se vendirent aux alentours de 3 000 à 4 000 € pièce, certaines, ensuite, environ 20 000 euros. En 1999, lors d’une vente réalisée à Moscou, l’une d’entre elles fut acquise pour la somme de 224 000 € (et même 275 000 $ selon d’autres sources).



On le voit, le scénario de The Hunt, s’appuie en partie sur une histoire vraie, du moins en ce qui concerne le flacon de Heidsieck. La mise en scène d’un champagne aussi cher, en dit long sur la personnalité d’Athena Stone, tant d’un point de vue psychologique que scénaristique.
Ce que l’on sait d’elle n’est que partiel. C’est à une personnalité toute en contradiction, et toute en frustration, que l’on a affaire. Bien que se vivant comme libérale et progressiste, appartenant à l’élite culturelle et économique, sûre d’elle et de sa supériorité intellectuelle, elle n’hésite pas à utiliser les armes, au sens propre, de ceux qu’elle méprise et pour s’en débarrasser. Elle est riche, mais elle n’est pas pour autant ultrariche. Quand on lui parle du manoir qu’elle est censée avoir acquis dans le Vermont, elle rétorque que ce n’est en réalité qu’une maison avec trois chambres, et pour ce qui est de la demeure en Croatie où se déroule la chasse, elle n’a fait que la louer et la décorer. Quant aux bouteilles de Heidsieck, elle a pu se les payer, ce qui prouve qu’elle est fortunée, pour autant si elle les a acquises c’est sans doute plus pour leur rareté, la distinction qu’elles lui confèrent, que pour leur prix. Voilà, pour son portrait psychologique.
D’un point de vue scénaristique maintenant, son rôle est celui de la « méchante ». Le choix d’un champagne aussi cher et aussi rare ne fait que le confirmer. L’histoire du cinéma nous montre, non pas que le fait d’en boire est la caractéristique d’un méchant, loin s’en faut, mais que le besoin de mettre en avant, d’affirmer et de revendiquer un champagne d’exception, et hors de prix, notamment dans les films d’actions, est un des traits récurrents qui caractérise précisément les « méchants ». On pense évidemment au Docteur No du James Bond éponyme de 1962 réalisé par Terence Young qui à sa table propose un Dom Perignon 1955 ou, en clin d’œil, à Francisco Scaramanga qui, dans L’Homme au pistolet d’or (The Man with the Golden Gun, 1974) de Guy Hamilton, se félicite de servir à 007 un Dom Perignon 1962. Plus récemment, en 2016 dans Insaisissables 2 (Now You See Me 2) de Jon M. Chu, Michael Caine, qui joue un milliardaire criminel sans morale, prétend, dans l’euphorie d’une victoire qu’il croit avoir acquise, ouvrir la bouteille qui serait la plus chère au monde, d’une marque fictive, Côte du Marisule. Un an plus tard, en 2017, dans la dernière scène du Justice League de Zack Snyder, Lex Luthor (interprété par Jesse Eisenberg), implacable ennemi de Superman, et méchant parmi les méchants, offre à son hôte un champagne Goût de diamant, une bouteille estimée à plus d’un million d’euros (ce qui s’explique par le fait que le flacon comprenait des matériaux particulièrement onéreux : un diamant, de l’or blanc…). Au cinéma, il y a une mythologie du champagne le plus cher !




Vérité et vanité, la bouteille d’Heidsieck est révélatrice.
Elle est surtout au centre de la confrontation finale entre les deux « héroïnes », Athena et Crystal, que la plupart des critiques de cinéma, dans un lexique datant d’avant me too ont caractérisé de « combat de salopes » (Télérama parle d’« un bon vieux « bitch fight » »). Il faut dire que l’engagement est d’une incroyable brutalité. Lors de cette séquence ultra-violente, seule la bouteille de champagne semble à l’abri. Dans le scénario original, elle tombe… mais ne se casse pas. Dans le film, et alors même que ce n’est pas prévu, l’actrice Hilary Swank, tout à son personnage d’Athéna, la rattrape au vol comme pour mieux la préserver ! La scène sera conservée.






Dans sa nouvelle, Richard Connell réussit un coup de maître en éludant l’ultime combat entre Zaroff et Rainsford. On sait qu’il va avoir lieu. On sait qu’il a lieu. On sait qui en est le vainqueur. Mais à aucun moment on ne sait comment il s’est déroulé.
« Le général s’inclina de la plus belle manière.
– Je vois. Splendide ! L’un de nous fournira le repas aux dogues. L’autre dormira dans cet excellent lit. En garde, Rainsford !
« Jamais je n’ai dormi dans meilleur lit », estima Rainsford. »
Toutes les adaptations cinématographiques, au contraire, le mettront en scène, avec plus ou moins de détails. Dans le film de 1932, Rainsford blesse grièvement Zaroff, qui sera dévoré par ses chiens, et part avec la fille. L’honneur est sauf et la morale triomphe.
Dans la postface qu’il lui consacre, le traducteur de The Most Dangerous Game, Xavier Mauméjean, s’interroge : « Au début, Zaroff considère Rainsford comme son égal qui, au terme de leur affrontement, prend littéralement sa place. Par la suite, celui-ci agira-t-il de même que Zaroff ? La fin est ouverte. »
Dans The Hunt curieusement, un schéma inverse est mis en place, qui pourtant produit les mêmes effets. Au début, Athéna ne considère aucunement Crystal comme son égale. Pire, elle la méprise ! Au terme du combat, mourant, elle la respecte. Et à la fin, c’est Crystal qui revêt les habits d’Athéna. Prendra-t-elle sa place ? Qui le dira au terme d’un film dans lequel personne n’est qui il devrait être ?


Lors de la dernière séquence, Crystal rentre chez elle dans le jet d’Athena. L’hôtesse lui prépare la bouteille de Heidsieck. Crystal s’en empare et la déguste au goulot. « C’est comment ? » lui demande l’hôtesse avide d’une réponse qu’elle semble attendre depuis le début du film. « It’s fucking great. »



À l’ère de la post-vérité, au moins reste-t-il le champagne.
RÉFÉRENCES
Richard Connell, Le plus dangereux des jeux, traduction et postface de Xavier Mauméjean, Les Éditions du Sonneur, 2021
David Da Silva, Trump et Hollywood (1. L’arrivée au pouvoir), LettMotif, 2017
David Da Silva, Trump et Hollywood (2. Le cinéma trumpien), LettMotif, 2023
Orville Goldner et Georges E. Turner, Comment nous avons fait King Kong, Éditions de la Courtille, 1976
Lucas Hesling, Blumhouse Productions: De Paranormal Activity à Get Out, Les Éditions du Singe Savant, 2018
Todd K. Platts, Victoria McCollum et Mathias Clasen (Sous la direction de), Blumhouse Productions: The New House of Horror (Horror Studies), University of Wales Press, 2022
EXTRAITS
3 extraits de The Hunt (2020) réalisé par Craig Zobel