Le cinéma burlesque, également nommé le slapsick (qui signifie « coup de bâton » ou « bâton claqueur » trahissant sa référence à la comedia dell’arte), tel qu’il s’est développé aux USA à partir des années 1910, et bien qu’il plonge ses racines dans l’art du cirque et surtout dans celui de la pantomime (il faut se souvenir que Charles Chaplin et Stan Laurel firent leur premier pas avec des sketchs muets au sein de la troupe anglaise de Fred Karno), a peut-être été le premier genre proprement cinématographique. Un genre qui fut très lié d’abord au muet même s’il parvint, difficilement, à s’adapter au parlant, et également au court-métrage, même si là encore le passage au long-métrage, bien que compliqué pour beaucoup des comiques de la première époque, fut l’occasion de quelques chef-d’œuvres notables. Un genre, enfin, dont l’âge d’or se situe entre 1910 et 1930, qui se poursuivra tant bien que mal jusqu’aux années 1940 (avec au moins comme exception notable The Three Stooges dont l’ultime film date de 1970), et qui par la suite trouvera à renaître, parfois sous la forme de clin d’œil ou d’inspiration, parfois comme genre à part entière, avec des réalisateurs, acteurs et comiques comme Jacques Tati, Blake Edwards, Pierre Etaix, Mel Brooks, Jerry Lewis, Pierre Richard, Jackie Chan ou plus récemment les frères Farrely.

Initiées par Mack Sennett, les premières comédies burlesques américaines de la Keystone sont des saynètes où se succèdent de manière plutôt linéaire des gags le plus souvent simples et primaires, à base de courses poursuites, de batailles, parfois gigantesques (on pense par exemple à The Battle of the Century de Clyde Bruckman, un Laurel et Hardy sorti en 1927 dans lequel se déroule la plus grande bataille de tarte à la crème de l’histoire du cinéma), de méprises en tout genre. Ces courts films qui verront émerger des stars telles que Roscoe ‘Fatty’ Arbuckle, Mabel Normand, Charles Chaplin, Buster Keaton, Harry Langdon, Chester Conklin ou encore Harold Lloyd, doivent en grande partie leur succès à ce qu’ils fonctionnent comme des représentations drôles, excessives, mais profondément sensibles et vraies, de la condition de l’homme moderne au début du 20e siècle, une condition urbaine marquée par l’émergence de la vitesse, avec l’automobile et l’aviation, du sentiment d’urgence, et l’affirmation d’un modèle capitaliste à la fois technique et mécanique et d’une grande brutalité. Les films burlesques offrent une image cathartique, terriblement anarchique, de cette situation: le pire étant certain et contagieux, la destruction joyeuse mais inévitable, la violence omniprésente, avec parfois une grande cruauté, mais sans réelle gravité – on s’en remet toujours-, et où le mouvement est continuel (le réalisateur René Clair voyait dans le slapstick « un monde léger où la loi de la pesanteur semble remplacée par la joie du mouvement. »), d’une très grande rapidité, ou à l’inverse d’une lenteur tout aussi exagérée (c’est ce qui caractérise davantage le style Laurel et Hardy et plus largement les films produits par le concurrent de Sennett, Hal Roach, à partir des années 20, et qui s’appuient davantage sur une économie des gestes et des moyens).



Les corps y sont constamment malmenés, soumis non seulement à des tortures quotidiennes mais aussi à toutes formes de chutes. Car dans le burlesque on tombe sans arrêt quand bien même on se relève toujours. On ne se contente pas de se cogner, mais on se re-cogne et re-cogne encore, en se heurtant toujours à la même chose, et toujours de la même manière. Il y a un élément de folie dans le burlesque auquel on échappe un peu par hasard et jamais comme on devrait. C’est le cas dans cette scène tout à fait emblématique du film His Favorite Pastime de 1914 dans laquelle Charlot, éméché, ne parvient pas à franchir une porte battante, à laquelle il ne cesse de se heurter et qui parait le frapper, sinon en passant par dessous!
Le monde tout entier est hostile, d’une hostilité qui peut être sociale ou politique (The Kid de Charles Chaplin, 1921) ou technique et politique (Modern Times de Charles Chaplin, 1936), mais qui est surtout et d’abord littérale. Les objets ont tendance à vivre leur propre vie et à se retourner contre les héros dans des combats absurdes et chaotiques, ce que résume parfaitement le critique de cinéma François Mars quand il parle de « l’objet-incompréhensif-et-pas-du-tout-coopératif » du burlesque.
saoul, on avait l’impression que le corps devenait du caoutchouc et la tête du ciment
Charles Bukowski
On comprend alors le rôle que joue l’alcool dans nombre de ces films, l’ivresse, condensé de burlesque par excellence, permettant la juxtaposition de gags efficaces dans des films dont les scénarios pouvaient alors être d’une très grande simplicité. C’est le cas de beaucoup de Charlot qui ne font que jouer, ou presque, sur l’état d’ébriété du personnage, comme par exemple One A.M (Charlot rentre tard, 1916) où, en voyant le corps de Charlot dégringoler de toutes les manières possibles, et se cogner un peut à tout, on ne peut s’empêcher de penser à cette remarque très autobiographique de l’écrivain Charles Bukowski : « saoul, on avait l’impression que le corps devenait du caoutchouc et la tête du ciment. »

Il reste néanmoins que si l’alcool, au sens générique du terme, est donc naturellement présent dans beaucoup de films burlesques, le champagne, lui, va mettre un peu de temps à trouver sa place.
Dans les Chaplin, il apparaît assez peu et la plupart du temps de manière anecdotique. Ce qui intéresse Chaplin, c’est l’ivresse avec les effets comiques qu’il peut en tirer. Et si l’on boit, c’est davantage du whisky ou de la bière sans que cela importe vraiment. Une exception pourtant se trouve dans The Adventurer (Charlot s’évade, 1917), où Charlot évadé et poursuivi par la police se retrouve, après s’être fait passer pour un millionnaire, invité à une réception donnée en son honneur pour avoir sauvé une jeune femme de la noyade. Alors qu’il tente de se cacher, un maître d’hôtel débouche une bouteille de champagne en faisant sauter le bouchon. Croyant au tir d’un revolver, Charlot sursaute et lève les mains comme pour se rendre. Si la scène est amusante, c’est qu’elle s’appuie sur une caractéristique propre au champagne, la proximité entre une détonation d’arme à feu et le bruit du bouchon qui saute, et qu’elle le fait dans un film muet! Mais qu’on se le dise, ces films étaient remplis de bruits de toute sorte, et souvent bien moins muets qu’ils ne le paraissaient. La scénariste Anita Loos, dont on a déjà parlé, explique, par exemple, qu’une de ses premières tâches au cinéma fut de rédiger les dialogues de films muets car plusieurs spectateurs s’étaient plaints de lire sur les lèvres des acteurs des propos qui n’avaient rien à voir avec le sujet du film. Mais dans le cas du champagne, le bruit du bouchon était parlant en lui-même.

Dans les autres films de la même période, on utilisera avec parcimonie le champagne en mettant en avant plutôt ses qualités explosives, mais sans parvenir pour autant à en exploiter réellement le potentiel comique, comme par exemple dans cette curiosité assez médiocre qu’est A Submarine Pirate (1915) dans laquelle le héros, un serveur, interprété par Sydney Chaplin que Mack Sennett essayait de lancer pour compenser le départ de son frères Charles des studios Keystone, apporte une bouteille de champagne à deux personnes, un inventeur et son complice, en train de mettre au point un plan pour voler un navire rempli de lingots d’or à l’aide d’un sous-marin. Le champagne y est utilisé à contre-courant, essentiellement pour un gag éventé, l’inventeur semblant déboucher la bouteille par inadvertance avec une clef anglaise, et qui en outre n’apporte absolument rien à la trame narrative.
Quant à l’ivresse, rares sont alors les films qui l’associent au champagne. Mentionnons-en deux: le film français pré-burlesque de Max Linder (que Chaplin considérait comme son maître), Max et l’inauguration de la statue (1912) et une des plus belles réussites du slapstick, Spite Marriage (Le Figurant, 1929) avec, et co-réalisé par, Buster Keaton. Dans le Max Linder, si l’ivresse est essentielle au bon déroulement de l’histoire et provoquée par du champagne, celui-ci est servi de manière très française, le protagoniste essayant lors d’une soirée costumée de séduire une femme avec du champagne, avant lui-même de s’endormir saoul et de se réveiller dans un état plus que second, la tête dans une coupe. Dans le Buster Keaton, véritable vaudeville burlesque, Trilby Drew (interprétée par l’actrice Dorothy Sebastian), boit trop de champagne lors d’une soirée chic, au Café La Bohème, où elle célèbre son mariage arrangé avec Elmer (Buster Keaton) et lors de laquelle elle espère bien rendre jaloux, mais sans y parvenir, celui qu’elle aime vraiment. Dans ce cadre le champagne était certainement la boisson alcoolisée qui s’imposait, mais la véritable scène comique n’est pas tant celle où Trilby, coupe après coupe, se saoule, mais la suivante ou endormie et inconsciente, elle est mise au lit par Buster Keaton dans une chorégraphie aussi incroyable que désopilante.


Il faudra, en fait, attendre Laurel et Hardy, dans les années 30, pour que le champagne finisse par obtenir un rôle plus conforme à sa nature et à ses possibilités. De ce point de vue, le premier film notable est Sons of the Desert (Les Compagnons de la Nouba, 1933) réalisé par William A. Seiter au sein duquel le duo de comiques est amené lors d’une fête organisée par leur confrérie « les fils du désert », et à laquelle ils participent en cachette de leurs épouses, à boire du champagne. Or si sa présence dans le film est somme toute limitée, en revanche la communication qui sera faite autour du film mettra en avant la marque Piper-Heidsieck, avec notamment la diffusion de photographies prises spécialement pour cela et qui la rendaient visible. Il ne s’agissait pas, semble-t-il, d’un placement de produit, dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, mais plus de la décision du grand patron de la Métro-Goldwyn-Mayer qui distribuait le film, Irving Thalberg, « le Napoléon d’Hollywood » comme le surnommait Joseph Kessel, qui, dit-on, appréciait particulièrement cette marque, ce qui eût rétrospectivement comme effet d’ailleurs de lier durablement la maison Piper-Heidsieck au cinéma (elle allait devenir la marque des Oscars, et la préférée de plusieurs stars, dont bien entendu Marilyn Monroe).

Cinématographiquement parlant c’est surtout dans un second film The Flying Deuce (Laurel et Hardy conscrits) réalisé en 1939 par A. Edward Sutherland que le champagne allait enfin se révéler au centre d’un gag burlesque marquant et qui allait faire école. Dans ce film, Laurel et Hardy s’engagent dans la légion étrangère et sont envoyés en Afrique du Nord où ils finissent par être condamnés au peloton d’exécution. Dans une scène de leur évasion, ils se retrouvent dans une cave remplie de bouteilles de champagne qu’ils vont alors utiliser comme des armes, en faisant exploser le bouchon, pour mettre en déroute leurs poursuivants.
Est-ce la première fois qu’on se servait ainsi des bouteilles de champagne dans un film, c’est difficile à dire, mais ce que l’on sait en revanche c’est que ce gag fut développé quelques années plus tôt, en 1936, dans un court-métrage d’animation, une des Silly Symphonies produites par Walt Disney, Three Blind Mouseketeers (Trois espiègles petites souris), où, dans cette parodie animalière des trois mousquetaires, les souris se servent des bouteilles de champagne comme des pièces d’artillerie. On retrouvera quasiment le même gag dans une autre animation datant de 1948 The Little Orphan (Le Petit Orphelin), un Tom et Jerry réalisé par William Hanna et Joseph Barbera et qui remportera l’Oscar du meilleur court métrage d’animation.

Au cinéma on trouve plusieurs variantes de ce gag, dans Le Retour du Grand Blond (Yves Robert, 1974), où François Perrin (interprété par Pierre Richard) parvient une fois de plus à échapper aux tueurs lancés à ses trousses: grâce au bouchon d’une bouteille de champagne, mais par inadvertance, il fait chuter et blesse l’un des tueurs; ou dans une version amoindrie dans la comédie Meet the Parents (Mon beau-père et moi, 2000) de Jay Roach, lorsque Gaylord « Greg » Furniker (Ben Stiller) pour faire bonne impression lors du premier dîner avec ses beaux-parents offre une bouteille de champagne qu’il se propose d’ouvrir, ce qu’il fera très maladroitement puisque le bouchon ira briser l’urne funéraire posée sur la cheminée et dans laquelle étaient conservées les cendres de la mère de son beau-père (Robert de Niro). Dans tous ces cas, on est dans un usage enfin réellement burlesque du champagne – qui est à l’origine de situations chaotiques, de destructions diverses, voire de blessures corporelles -, où est mis en avant son explosivité, tout à fait dans la lignée du champagne de Rigadin.


Pour terminer, et pour le plaisir, évoquons deux autres manières de faire apparaître le champagne dans un cadre burlesque. D’abord, celle, très slapstick des Three Stooges, une troupe de comiques américains peu connue en France, qui privilégiait un usage explosif mais liquide de la boisson, dès 1935 dans Hoi Polloi, et surtout en 1952 dans une scène du film A Missed Fortune lors de laquelle la pression due à l’effervescence du champagne le fait ressortir par les oreilles de l’acteur Shemp Howard.

Enfin, parlons quand même un peu des Marx Brothers qui, habitués des grands hôtels, côtoient plus d’une fois le champagne dans leurs films, comme par exemple dans Room Service (Panique à l’Hôtel de William A. Seiter, 1938) où ils commandent une bouteille de Veuve Clicquot 1915. Pourtant le gag le plus étonnant par son absurdité intervient dans A Night in Casablanca (Une nuit à Casablanca réalisé par Archie Mayo en 1946), lorsque Harpo débouche une bouteille de champagne en tirant sur un bouchon aussi grand que la bouteille elle-même, dans laquelle il n’y a d’ailleurs plus de place pour contenir du champagne. Avec cet humour plutôt second degré, drôle parce que précisément il déçoit nos attentes, nous quittons déjà un peu l’univers du burlesque.

[…] 1936), les bouteilles de champagne servent de pièces d’artillerie (voir ma chronique: Le burlesque c’est… quand on se re-cogne) , et dans The Country Cousin (Cousin de campagne) sorti le 31 octobre […]
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