Autorisons-nous un petit détour par le cinéma d’animation, longtemps baptisé, de manière trop restrictive, dessin animé.

Si les origines de l’animation remontent à la première moitié du XIXe siècle, les premiers spectacles d’animation datent du début des années 1880, avec les merveilleuses machines d’Emile Reynaud qui permettaient de projeter sur grand écran des images animées, aboutissant en 1892 à l’installation au musée Grévin du Théâtre optique, appareillage grâce auquel Reynaud projetait, dans une obscurité totale et pour une salle entière, de véritables petites histoires, magnifiquement dessinées : ses « pantomimes lumineuses », comme il les appelait, pouvaient durer plusieurs minutes (les plus courtes environ 1 min 30 et les plus longues presque 5 minutes), et dont il ne reste hélas que deux bandes: Pauvre Pierrot (1891, bande composée de 500 images) et Autour d’une cabine (1893-1894, bande composée de 636 images). En effet, ces premiers dessins animés, au sens strict du terme, ou peintures animées, furent dès 1895 concurrencés par le cinéma, et en 1900, le Théâtre optique cessa de fonctionner, laissant son créateur ruiné, oublié et totalement désespéré: Reynaud vendit ses machines à des chiffonniers au poids du cuivre et jeta, dans la Seine, toutes ses bandes.

Ce n’est qu’entre 1906 et 1908 que le dessin animé devait « renaître », mais cette fois sous la forme de films d’animation, c’est-à-dire non pas en dessinant et en coloriant directement sur un support en gélatine (comme le faisait Reynaud, rendant chaque bande unique), mais en filmant sur une pellicule argentique (donc duplicable) une succession de dessins. S’il fallut attendre autant de temps, c’est que le procédé de filmage image par image qui, de fait, rendait possible le film d’animation, nécessita une amélioration technique des caméras. Comme l’explique le grand historien du cinéma Georges Sadoul: « Avec les caméras du type courant, il eut fallu, pour obtenir une seule image, la manœuvrer par huitième de tour (NDA: un tour de manivelle correspondait à l’époque à 8 images), opération très délicate qui serait devenue acrobatie si l’on entendait enregistrer une scène assez longue. » (Histoire générale du cinéma, volume 1, 1951).

En 1907, Emile Courtet, qui depuis l’âge de 21 ans avait pris le pseudonyme d’Emile Cohl (« Je deviens Cohl », avait-il écrit dans son carnet), se rue aux studios Elgé aux Buttes Chaumont, bien décidé à rencontrer Léon Gaumont pour obtenir des excuses et, qui sait, une compensation. A 50 ans, il est ce qu’on appellerait aujourd’hui un créatif qui a exercé presque tous les métiers, avec talent mais souvent sans réussite: il a lancé des journaux, qui n’ont jamais marché, été journaliste, écrit des pièces de théâtre, à l’occasion il a fait l’acteur, il a été parolier, il a fréquenté le tout Paris artistique, s’est occupé de philatélie, a ouvert un studio de photographie, qui fit faillite, et il vient tout juste de se lancer dans le cinéma forain, bref dans la diffusion de films, une fois encore sans succès. Mais Emile Cohl est surtout dessinateur et caricaturiste. Et ce jour-là, s’il veut absolument rencontrer Léon Gaumont, c’est qu’il a découvert qu’un de ses gags publiés sous la forme d’un comic strip (l’ancêtre de la bande dessinée), en 1891, dans le journal anglais Pick me up, intitulé Le plafond trop mince (The Thin Ceilling, ou A Lodging-House Mishap), a été plagié dans l’un des films burlesques produits par Gaumont. En guise d’excuses, celui-ci l’engage, « Puisque vous semblez avoir des idées, on vous les achète », et Emile Cohl débute alors sa carrière dans le cinéma comme scénariste avant de réaliser, l’année suivante, un premier film La course au potirons (1908). L’année 1907 est également celle qui voit un film américain The Haunted Hotel (L’hôtel hanté), réalisé par James Stuart Blackton, faire un triomphe à Paris et être diffusé par Gaumont dans toute l’Europe. Il s’agit d’un film à trucage, dans la lignée des films réalisé par Méliès. Or si certains s’expliquent facilement, d’autres en revanche surprennent tout le monde : le public, bien sûr, mais aussi les professionnels du cinéma, en France notamment, qui ne parviennent à les expliquer: les objets se déplacent tout seuls, comme mus par une force magique, sans fils ni autres illusions habituelles. Emile Cohl relève le défi, et il sera semble-t-il le seul chez Gaumont, à comprendre que ces trucages ont été réalisés en filmant les scènes image par image. Ce procédé avait déjà été utilisé par le réalisateur catalan Segundo de Chomón, dès 1905, dans El Hotel eléctrico, et en 1906 encore par Blackton dans ce qu’on peut considérer comme le premier film d’animation: Humorous Phases of Funny Faces (Phases amusantes de figures rigolotes).

The Haunted Hotel
En comprenant la technique de l’image par image, et peut-être aussi après avoir vu Humorous Phases of Funny Faces, Emile Cohl, qui se caractérisait lui-même comme « truqueur de naissance » et qui avait dessiné toutes sortes de choses, saisit vite l’usage cinématographique qu’il pouvait en faire: « puisqu’en somme le cinéma est la décomposition du mouvement en 16 tranches pendant une seconde de temps, si, au lieu de cinématographier un personnage vivant en train, par exemple, de se trémousser, je remplaçais, à la prise de vue ce personnages par 16 dessins fantaisistes représentant un être fantastique, fantasmagoriques ayant deux têtes, six bras, dix jambes, j’obtiendrais à la projection du film le même résultat. », devait-il rapporter dans un article paru en 1934. En 1908, sortit le premier film d’animation français, Fantasmagorie, le premier également d’une série de presque 300 films qu’il réalisera entre 1908 et 1923. Le cinéma d’animation était né.
Fantasmagorie, ainsi que la plupart des animations réalisées alors par Cohl, est fondé sur le principe de la métamorphose (le film sera d’ailleurs exploité dans les pays de langue anglaise sous le titre Metamorphosis). Sur un fonds noir on y suit les aventures d’un petit personnage clownesque au graphisme simple et un peu enfantin, qui apparaît et disparaît, se meut dans un univers surréaliste et constamment changeant. Après une séance dans une salle de spectacle, il réapparaît dans une bulle qui devient elle-même une montgolfière, puis il s’amuse à embêter toutes sortes de personnes, avant de perdre la tête, ou du moins de la voir se détacher de son corps pour servir de boule de bilboquet. Et c’est à ce moment qu’une fois recomposé, et sans que l’on sache bien pourquoi, il se retrouve face à une bouteille de champagne géante! Celle-ci se présente d’abord comme un canon, qui expulse le bouchon sur notre personnage comme on tire un boulet (ce rapport bouteille/canon, bouchon/projectile balistique va devenir au cinéma une constante iconographique, puisqu’on le trouvera dans plusieurs films déjà évoqués: Le champagne de Rigadin en 1915, The Flying Deuce en 1939 ou encore Le retour du grand blond en 1974, et également dans des films d’animation: Three Blind Mouseketeers en 1936 et de The Little Orphan en 1948). Puis la bouteille ouverte emprisonne le personnage, avant de se métamorphoser elle-même en une sorte de plante qui le libère. Tout comme dans les animations qu’il réalisa par la suite, il n’y a pas à proprement parlé de scénario, ou du moins s’il y en a un, et quand il y en a un, il est toujours et surtout l’occasion d’une suite hallucinante de formes et de transformations (dans Le retapeur de cervelles, réalisé en 1910, il est question d’un « enchaînement des idées folles »).




Aussi dans les films d’Emile Cohl, les bouteilles de champagne jouent peut-être moins un rôle véritablement narratif que proprement formel. Dans Fantasmagorie ce qui compte, c’est que l’on reconnaisse immédiatement la bouteille comme une bouteille de champagne. Effet obtenu à la fois par le bouchon qui saute et par la forme si particulière de la bouteille. Une forme qui, même si les modèles peuvent varier d’une marque à l’autre, s’est stabilisée, selon les historiens du vin, au XVIIIe siècle (durant les années 1770-1780), et dont les caractéristiques sont les suivantes: une forme de poire (en 1790, Claude Moët souhaitait que ses fournisseurs lui livre des bouteilles « moins en forme de pomme ») ; des épaules tombantes, ce qui permet, notamment, de faire descendre les dépôts de levure mortes issues de la seconde fermentation, chose impossible, ou du moins bien plus difficile, avec une bouteille de forme bordelaise ou frontignane à cause de l’angle au pied du goulot ; enfin un goulot allongé, mais très résistant, qui doit accueillir par deux fois un bouchon, un provisoire au moment de la deuxième fermentation, un définitif après dégorgeage, et les deux, plus larges que les bouchons utilisés pour les vins tranquilles.

Ce souci de la forme ou pour la forme est peut-être même une caractéristique du style Cohl qui va tout au long de ses années de création, notamment dans les premières chez Gaumont, expérimenter tout ce qui est possible dans le domaine de l’animation, comme par exemple l’utilisation de collages. Le songe d’un garçon de café (1910) est de ce point de vue un résumé magnifique des recherches de Cohl et de l’esthétique propre à ses réalisations. Tout commence par un film classique où l’on voit dans un café un serveur s’assoupir sur une chaise, s’ensuit la partie animée: des dessins qui se meuvent, des collages qui s’insèrent, mais aussi des objets, et le tout offre une ronde de formes se déformant et se reformant. Rêve ou cauchemar? Quoiqu’il en soit se succèdent tous les alcools, avec leurs propriétés, leurs effets aussi, et l’imaginaire auquel ils renvoient. A chaque fois, comme pour s’assurer que le spectateur ne se méprendra pas, leur nom est écrit en grand et en lettres majuscules, VIN, ALCOOL, BIÈRE, ABSINTHE. Hormis pour le champagne dont le nom est juste mentionné, en plus petit, sur l’étiquette d’une bouteille que la forme permet immédiatement d’identifier. Ceci est une bouteille de champagne!

Quand vient alors le moment de la transformation, cette bouteille devient femme. Comme l’écrit le géographe et historien du vin Jean-Robert Pitte: «On l’a dit, les bouteilles ne sont pas innocentes. Leur forme et leur couleur sont non seulement l’aboutissement d’une longue histoire technique associant verrerie, viticulture, négoce et mode de consommation, mais révèlent aussi la culture de tous les acteurs de cette chaîne complexe. La puissance d’évocation de la stricte bordelaise n’est en rien semblable à celle de la sensuelle champenoise ou bourguignonne ou de la leste flûte à corset de Provence. » L’érotisme en moins, peut-être, Emile Cohl n’en reprend pas moins l’imagerie qui associe ouvertement champagne et féminité, et qui au début du XXe siècle était alors particulièrement exploitée par la publicité.
On l’a dit, les bouteilles ne sont pas innocentes. Leur forme et leur couleur sont non seulement l’aboutissement d’une longue histoire technique associant verrerie, viticulture, négoce et mode de consommation, mais révèlent aussi la culture de tous les acteurs de cette chaîne complexe. La puissance d’évocation de la stricte bordelaise n’est en rien semblable à celle de la sensuelle champenoise ou bourguignonne ou de la leste flûte à corset de Provence
Jean-Robert Pitte




A titre de comparaison, quand il doit évoquer la bière, Cohl choisit un personnage bedonnant fumant tranquillement la pipe, qui semble brave et débonnaire, et plutôt qu’une bouteille,il dessine une chope d’où la mousse déborde. C’est à cette même forme –une chope débordant de mousse – que recourt Otto Messmer en 1928 dans Woos Whoopee, un dessin animé muet qui met en scène la première grande star de l’histoire de l’animation, Felix the Cat, pour montrer aux spectateurs à quoi se saoule Felix. Car dans les films muets, et plus encore dans les films d’animation muets, en noir et blanc, la forme, dans sa simplicité et dans son évidence, est le message, du moins une partie importante.



Plus récemment, en 2003, dans Les Triplettes de Belleville, Sylvain Chomet qui, dans un esprit très Jacques Tati, réalise un film d’animation sonore mais sans dialogues, retrouve un peu de la simplicité formelle du songe d’un garçon de café. Venu écouter les fameuses Triplettes de Belleville, le patron de la mafia française se voit servir du champagne: la bouteille est aisément identifiable, sur l’étiquette on peut lire le mot « Champagne », elle est présentée dans un seau à champagne, et le champagne est servi dans une flûte, verre d’une forme caractéristique. Ajoutons le bruit du bouchon qui saute et le son des bulles quand le liquide coule dans la flûte, deux formes acoustiques très reconnaissables (dont le cinéma saura par la suite largement tirer parti, comme par exemple dans les toutes premières secondes du générique de L’amour dure trois ans réalisé par Frédéric Beigbeder en 2011) et le tour est joué. Pas de message, une simple présence: « Ceci est du champagne. »
