Le champagne entre bande dessinée et cinéma – Première partie : Bécassine et les Pieds nickelés, un certain art de l’effervescence

Les rapports entre la bande dessinée et le cinéma sont multiples et complexes. L’un et l’autre ne cessent de s’influencer, et il n’est pas rare de voir un auteur passer à la réalisation et inversement. Patrice Leconte a commencé par dessiner des planches pour le journal Pilote avant de s’établir dans le 7e art, Riad Sattouf s’est d’abord fait connaitre par ses romans graphiques avant de réaliser deux films, et le grand réalisateur Federico Fellini a signé les scénarios de deux bandes dessinées mises en images par son ami le dessinateur Milo Manara. Quant à Alain Resnais on sait l’amour qu’il portait au 9e art.
Dans la série d’articles, que nous inaugurons aujourd’hui, c’est à travers le prisme d’une bulle de champagne que nous regarderons les rapports qu’entretiennent ces deux formes d’expression, la manière dont ils s’observent, dont ils déteignent l’un sur l’autre, dont ils se copient même parfois, mais aussi ce qui les différencie fondamentalement. Car les bouchons ne sautent pas de la même façon dans un film et dans un album et l’effervescence n’y joue pas le même rôle. Pour débuter notre périple, quoi de mieux que de s’intéresser à deux monstres de la littérature dessinée, qui offrent deux visages de la BD française du début du 20e siècle, et qui ont été plusieurs fois adaptés au cinéma : Bécassine et les Pieds nickelés.

De l’origine des 7e et 9e arts

Il est assez courant d’évoquer le cinéma et la bande dessinée comme 7e et 9e art. Au sein de cette classification, ce sont d’ailleurs probablement ceux qui sont le plus souvent utilisés pour caractériser ces genres artistiques. Qui, par exemple, parle encore de l’architecture comme du 1er art ou de la littérature comme du 5e ? Pour autant, en ce qui concerne le cinéma et la BD, ce classement peut paraitre pour le moins curieux, puisque la seconde nait bien avant le premier. Sans avoir besoin de remonter à sa préhistoire ni de faire une archéologie des formes de narration par le dessin, on s’accorde généralement à considérer la publication, en 1833, de l’Histoire de monsieur Jabot de Rodolphe Töpffer, dessinateur suisse, comme l’acte de naissance de la bande dessinée. On a ainsi une date qui est symbolique et peut faire consensus. L’histoire fut en réalité dessinée à partir de 1831 et, dès 1827, Töpffer était déjà l’auteur d’un premier album, Amours de Monsieur Vieux Bois, qui ne fut pourtant publié qu’en 1837. Conscient de la nouveauté que représentait cette forme de narration mêlant l’image et le texte, il lui donna le nom de « littérature en estampes ».

Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose.

Rodophe Töpffer, Notice consacrée à l’édition originale de « Histoire de Mr Jabot », 1837

L’on peut écrire des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots : c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement : c’est de la littérature en estampes.

Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie, 1845

Page de titre de l’ouvrage de Rodolphe Töpffer, Amours de Monsieur Vieux Bois (1837), © Bibliothèque municipale de Lyon

Notons que c’est dans l’Histoire de monsieur Jabot, qu’apparait pour la toute première fois dans une planche de BD, du champagne.

« Mr Jabot s’anime au champagne… », planche extraite de l’ouvrage de Rodolphe Töpffer, Histoire de monsieur Jabot (1833), © Bibliothèque nationale de France

Si donc la BD, du moins sous sa première forme, celle d’une « littérature en estampes », remonte aux années 1830, le cinéma, lui, du moins comme média, et pas simplement comme technique, date du 28 décembre 1895 avec la première séance publique payante du Cinématographe organisée à Paris dans le Salon Indien du Grand Café (sur cette séance lire notre précédent article : « Quelques bulles dans le Cinématographe »). À peine treize ans plus tard, en 1908, l’écrivain et critique franco-italien, Ricciotto Canudo, tenta de le faire entrer dans le classement des arts à la 6e place, avant en 1920 de fonder le Club des amis du 7e Art, et en 1923, de publier « Manifeste des sept arts », fixant donc le cinéma comme 7e art (la 6e place étant déjà occupée par « les arts corporels » : la danse, le mime, le théâtre et le cirque). À l’inverse, la BD dut encore attendre une quarantaine d’années pour se voir enfin attribuer l’étiquette de 9e art, preuve que cette forme d’expression mit du temps à être pleinement reconnue autrement que comme une distraction, voire une forme de littérature graphique, mais essentiellement destinée à la jeunesse. C’est le critique et historien du cinéma, Claude Beylie qui, en mars 1964, dans un article publié dans la revue Lettres et Médecins, lui décerna, pour la toute première fois, ce label. En 1971, Francis Lacassin, qui venait tout juste de se voir proposer la première chaire d’histoire de la bande dessinée à l’université Paris I – Sorbonne, publia Pour un neuvième art : la bande dessinée. Plus d’un siècle après les premières œuvres de Töpffer, la reconnaissance semble enfin acquise.

Généalogies dessinées de l’Arroseur arrosé et de quelques autres films des débuts du cinéma

Les rapports entre ces deux arts – donc le 7e et le 9e – sont complexes, mais toujours extrêmement fructueux, comprenant des influences et sources d’inspiration réciproques.

Au tout début du cinéma, il semble que ce soit la BD qui ait influencé la narration de certains court-métrages. C’est le cas d’un des plus célèbres films des frères Lumière, Le jardinier, projeté lors de la première séance du 28 décembre 1895, et qui s’est imposé par la suite sous le titre (qui n’a jamais été son titre) de L’Arroseur arrosé. Ce petit film (il en existe trois versions tournées par les frères Lumière) d’une durée de 40 secondes environ, qui contient en germe certaines recettes du cinéma burlesque des premières décennies du 20e siècle, n’est que l’adaptation d’un gag dont l’origine remonte à une planche sans légende, « Arrosage public », dessinée par Achile Lemot sous le pseudonyme d’Uzès, et parue le 4 juillet 1885 dans le no182 de l’hebdomadaire Le Chat Noir. Si cette première version du gag ne correspond pas totalement au scénario filmé par Auguste et Louis Lumière, dans les années qui suivirent on en vit apparaitre plusieurs déclinaisons, à chaque fois légèrement modifiées, mais qui ont toutes contribué à asseoir une certaine trame narrative. En voyant le film des frères Lumière, les spectateurs tout bluffé qu’ils aient été par la technologie du cinématographe, et par ces images mouvantes projetées sur un écran, étaient, au moins pour certains, déjà coutumiers du gag dont ils avaient pu lire une des versions dans la presse ou dans des publications pour la jeunesse. Sous certains aspects, c’est celle dessinée par Hermann Vogel intitulée sobrement « L’Arroseur » et parue en 1887, dont se rapproche le plus le film des frères Lumière puisque c’est aussi celle dont la fin est la plus moralisatrice : le jeune garnement étant puni pour sa mauvaise blague. Dans la version cinématographique de 1895, la correction est présente sous la forme d’une petite fessée, de principe, donnée par le jardinier au jeune farceur.

Outre le gag de l’arroseur arrosé, dont il a établi la généalogie (Arroseurs arrosés), le spécialiste de la BD du 19e et début du 20e siècle, Antoire Sausverd a montré que plusieurs des films Lumière tournés entre 1896 et 1898 ont pu s’inspirer d’histoires dessinées parues dans la presse humoristique de l’époque (Films Lumière : Les cases avant l’écran). Il opère également un rapprochement similaire (La puce, le chien et la caméra) entre un film de Georges Méliès, Une nuit terrible (1896), et des planches dessinées par un auteur allemand, Wilhelm Busch, dans Max et Moritz : Une histoire de gamins en sept tours (Max und Moritz : Eine Bubengeschichte in sieben Streichen). Mais est-ce si étonnant ? Comme l’explique très bien Sausverd, « Les scénarios des toutes premières vues comiques se sont nourris et inspirés de différentes sources : les numéros et les pantomimes joués dans des spectacles de cafés-concerts, de music-halls, de théâtres forains ou de cirques, mais aussi les dessins humoristiques et les histoires en images publiés dans la presse illustrée. En cette fin de 19e siècle, l’intermédialité est de mise entre toutes ces formes artistiques et les gags circulent de la scène au papier, jusqu’à l’écran de cinéma. »

Il en va de même aux USA dans la première décennie du 20e siècle, avec notamment les films de garnements, qui représentaient alors un genre à part entière, et qui s’inspiraient de l’univers narratifs de comic strips parus dans la presse quotidienne, à savoir de courtes mises en scène dessinées de gags et tours pendables qui sont le fait de jeunes espiègles, quand ils ne reprenaient pas tout simplement certains personnages comme par exemple l’iconique Buster Brown, jeune héros créé par Richard Felton Outcault, dont les aventures furent publiées à partir de 1902 dans les pages du dimanche du New York Herald, qui connut un véritable succès international, et qui devint le protagoniste de plusieurs court-métrages tournés entre 1903 et 1904 par Edwin S. Porter.

Une planche particulièrement pétillante de Buster Brown signée Richard Felton Outcault et parue le 2 avril 1904 dans l’édition parisienne de New York Herald
Source gallica.bnf.fr

On pourrait multiplier les exemples de cette influence des bandes dessinées, histoires illustrées et des comic strips, sur le tout premier cinéma. Les films étant courts, les récits le sont forcément aussi. Or, quoi de plus facile à mettre en scène qu’une histoire, souvent amusante, qui se déploie sur 6-10 cases ou dessins ? L’économie de ces planches de BD (économie de place, de moyens, efficacité des saynètes, absence parfois de texte, etc.) était de ce point de vue tout à fait adaptée à celle des court-métrages du cinéma muet. À titre de comparaison, quand Edwin S. Porter avait besoin de deux à trois minutes pour réaliser un Buster Brown, il en fallait un peu plus de dix à Méliès pour mettre en scène – avec également plus de sophistication – un conte comme celui de Barbe-Bleue qu’il tourna en 1901.

Des influences réciproques constantes et continues

Avec l’augmentation de la taille des films, et donc de leur durée, et le développement d’une industrie du long métrage qui se généralise à partir du milieu des années 1910, les scénarios deviennent, de fait, plus longs, plus complexes, intègrent plus de personnages, etc. L’influence des BD européennes et des comic strips américains sur le cinéma va en être modifiée.

Les adaptations d’albums de BD ou de personnages de comics seront plus ou moins nombreuses selon les périodes, toutefois plus importantes à partir de la seconde moitié du 20e siècle, et encore plus depuis le début du 21e siècle. De nombreux réalisateurs vont s’intéresser au 9e art. Ainsi en 1962, les réalisateurs Alain Resnais et Chris Marker figurent parmi les créateurs du Club des bandes dessinées (ancêtre du Centre d’études des littératures d’expression graphique), dont feront partis Delphine Seyrig ou encore Federico Fellini qui signera d’ailleurs deux scénarios de BD et rendra hommage à son amour pour le 9e art dans Intervista (1987) en déguisant Marcelo Mastroiani en Mandrake. Deux ans plus tard, en 1989, c’est Géraldine Chaplin qui, le temps d’une fête, revet le costume du magicien de la BD, pendant que Gérard Depardieu passe celui de Popeye, dans I Want to Go Home d’Alain Resnais, film qui sans jamais avoir pour sujet la bande dessinée fonctionne comme un énorme clin d’oeil du réalisateur à l’univers des comics.

Alain Resnais et Chris Marker en 1954 lors de la remise du prix Jean Vigo pour le film Les statues meurent aussi (1953) qu’ils co-réalisérent avec Ghislain Cloquet
© Universal photo/SIPA
Marcello Mastroianni et Federico Fellini dans Intervista (1987)

D’un autre coté, plusieurs scénaristes et/ou dessinateurs de BD s’essayeront à la réalisation, certains faisant même davantage carrière dans le cinéma, comme Patrice Leconte qui participa au journal Pilote au début des années 1970 avant de se consacrer au 7e art. Mentionnons également Riad Sattouf qui, tout en continuant à publier des romans graphiques à succès, a réalisé deux bons films et une série animée. Inversement, le cinéma a également influencé plusieurs auteurs de BD comme Hergé, Goscinny, ou encore Hugo Pratt. D’autres, enfin, comme Jean Giraud, seront autant influencés par le cinéma qu’ils l’influenceront.

La bande dessinée, c’est comme le cinéma, même si c’est un cinéma de pauvres.

Hugo Pratt « Entretien avec Michel Pierre » (1981)

Concernant le personnage, je lui ai donné les traits de nombreux acteurs à la mode de films d’action : Belmondo bien sûr, mais aussi Bronson, Eastwood, Schwarzenegger… J’ai même utilisé Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones) ou Vincent Cassel (qui a campé le rôle de Blueberry au cinéma). A chaque fois, je rajoutais un nez cassé, ainsi qu’une coupe de cheveux à la Mike Brant ! Beaucoup de réalisateurs m’ont également inspiré. Blueberry doit beaucoup à Sam Peckinpah (La Horde sauvage m’a bouleversé). Il y a aussi du Sergio Leone chez lui. Mais pour ce qui est de son amitié avec les Indiens, je suis plus proche de John Ford qui, toute sa vie, a été écartelé entre le machisme blanc de la conquête de l’ouest et la conscience qu’il avait des minorités opprimées.

Jean Giraud, Le Monde Magazine, 10 mars 2012

Plusieurs études ont analysé ces influences réciproques ainsi que leur renouvellement en tenant compte à la fois des évolutions de la bande dessinée (par exemple, l’émergence du roman graphique) et du cinéma (par exemple, le développement des effets spéciaux numériques qui ont permis l’inflation des blockbusters de super-héros à partir des années 2000). Aussi, nous concentrerons-nous sur les rapports entre les deux arts mais exclusivement vus à travers le prisme d’une bulle de champagne. Nous comparerons les manières dont le champagne apparait (et parfois n’apparait pas) dans les films et dans les bande-dessinées, romans graphiques ou comic books, en nous en tenant exclusivement à des œuvres du 9e art adaptées au cinéma et dans lesquelles on trouve du champagne (soit dans la BD, soit dans le film, soit dans les deux), à celles influencées par le cinéma, et parfois, plus rarement, aux BD ou comics tirées de films.

Bécassine et les Pieds Nickelés : une effervescence bien française !

En France, les deux premières BD adaptées en film sont Les Pieds nickelés créés par Louis Forton, dont les première planches avaient paru en 1908 dans le journal L’Épatant, et Bécassine, née trois ans plus tôt, en 1905, dans le premier numéro de La Semaine de Suzette, avec une toute première aventure dessinée en toute hâte par Joseph Pinchon sur un scénario de Jacqueline Rivière (la rédactrice en chef de l’hebdomadaire), car il s’agissait d’occuper une page laissée blanche à la suite de la défection d’un auteur. Devant son succès, cette série improvisée sera poursuivie, avec toujours Pinchon aux dessins et désormais Caumery comme scénariste.

« L’erreur de Bécassine » première planche publiée dans le premier numéro de La Semaine de Suzette le 2 février 1905

Deux visages de la France donc, avec d’un côté trois sympathiques escrocs, bien franchouillards et au langage argotique fleuri, qui séduisirent rapidement les classes populaires, et une petite Bretonne bien de chez nous, un peu bébête mais tellement maline et dévouée, qui s’imposa auprès d’un public davantage bourgeois, ou du moins de classe moyenne, et plutôt catholique.

Les Pieds nickelés furent d’abord portés à l’écran sous la forme de cinq petits films d’animation réalisés entre 1917 et 1918 par Emile Cohl, l’inventeur du dessin animé (au sujet d’Emile Cohl et du champagne dans les premiers dessins animés : Des bulles animées… Première partie : ceci est une bouteille de champagne !), avant de connaitre, mais bien plus tard, trois nouvelles adaptations pour le cinéma, avec en 1948, Les Aventures des Pieds-Nickelés et en 1949, Le Trésor des Pieds-Nickelés, tous deux dirigés par Marcel Aboulker, enfin en 1964, Les Pieds nickelés réalisé par Jean-Claude Chambon. Quant à la petite servante bretonne, c’est le cinéaste Pierre Caron qui la mit en scène pour la première fois en 1940 dans une comédie policière tout simplement intitulée Bécassine. Bruno Podalydès l’imitait en 2018 en signant son Bécassine ! Elle eut également droit, en 2001, à son film d’animation, avec Bécassine et le trésor viking réalisé par Philippe Vida.

Dans les deux BD, on boit du champagne. On n’en boit pas tout le temps, loin s‘en faut, mais tout de même à plusieurs reprises et dans plusieurs histoires. On en boit de manière française, pourrait-on presque dire, c’est-à-dire à chaque occasion un peu exceptionnelle ou du moins particulière, et donc à chaque fois qu’il y a quelque chose – même si ce n’est pas forcément grand-chose – à célébrer. Il faut dire que dans les deux univers pourtant si différents, l’alcool est très présent, et presque même omniprésent avec les Pieds nickelés, qui ne ratent jamais une occasion de faire un bon gueuleton, toujours arrosé d’un bon vin et/ou d’un alcool, voire simplement de vider une chopine.

Il suffit d’ailleurs de regarder les nez constamment rouges de Croquignol, Filochard et Ribouldingue pour s’apercevoir qu’ils sont, disons-le, alcooliques. S’en cachent-ils ? Non. Au contraire, cette tendance à boire en toute occasion est même affichée en pleine couverture du no 11 des Nouvelles Aventures des Pieds nickelés qui parait en 1935. Ce qu’ils boivent ? Surtout du vin, et plutôt du vin rouge, parfois simplement du picrate, d’autres fois, quand ils en ont l’occasion des vins plus raffinés, des bordeaux, des bourgognes, dont Louis Forton n’hésite pas à mentionner les origines, et parfois même quand ils voyagent, des vins étrangers, par exemple du Chianti en Italie, ainsi bien sûr que quelques autres alcools et spiritueux plus ou moins forts et plus ou moins recherchés. Les Pieds nickelés boivent tout type d’alcool ! Quant au champagne, il conserve un statut particulier. Ils n’hésitent pas à en boire, notamment pour célébrer une filouterie qui a bien marché, ce qui est assez courant, et en particulier lorsqu’ils s’en prennent aux bourgeois ou grands de ce monde, ou simplement quand ils escroquent, ce qui arrive aussi régulièrement, un restaurateur dont ils n’hésiteront pas à descendre les meilleures bouteilles de sa cave, sans jamais régler la note. Mais, tout anarchistes qu’ils puissent paraitre, ils sont également patriotes, prenant un malin plaisir, dans leurs aventures publiées en 1916, de prévenir l’armée française de l’état d’éthylisme des troupes et surtout du commandement allemand, provoqué notamment par un abus d’extra dry. Durant la Grande guerre, l’effervescence se décline en bleu-blanc-rouge !

En ce qui concerne Bécassine, la situation est un peu différente. Non qu’elle ne boive pas ou n’encourage pas à boire, mais simplement parce que le champagne s’y fait plus rare. Si en 1912, en une de La Semaine de Suzette, les auteurs n’hésitent pas à lui faire recommander à des enfants, avec peut-être, mais ce n’est pas sûr du tout, une pointe de moquerie, de la vieille eau-de-vie plutôt que des « drogues » médicales, pour vivre vieux et mieux, et si elle se plait à boire du cidre breton, le champagne, lui, est un vin plus discret. Il y joue un rôle complexe. Il est à la fois un vin de classe sociale et un vin d’occasions. Ce sont plutôt les personnes issues de la bourgeoisie (ou qui s‘en donnent, ou veulent s’en donner l’apparence) qui le consomment comme la « colonelle » dans Bécassine mobilisée, et quand ce n’est pas le cas, c’est qu’une occasion un peu particulière se présente, par exemple lorsque l’oncle de Bécassine, qui a fait fortune, décide d’aller dans un grand restaurant. Plusieurs bouteilles de ce « vin à ressort », surnom que lui donne la petite Loulotte qui pourrait bien l’avoir gouté, sont commandées et bues. Et tout cela dans une publication plutôt destinée principalement à des mineurs. C’est parce que le champagne, durant toute la première partie du 20e siècle au moins, est à peine considéré comme de l’alcool. C’est une boisson pétillante qui sied parfaitement aux femmes, qu’elle ne saoule pas mais émoustille, et qui est aussi recommandée aux jeunes et petites filles pour égayer leurs fêtes. Ce que Caumery et Pinchon donnent à voir dans Bécassine, ce n’est finalement qu’une certaine conception « culturelle » toute française de l’alcool et du vin – dont on encourage la consommation, à tout âge, tout en condamnant moralement les abus et l’ivresse, notamment pour les classes laborieuses – et plus encore peut-être du champagne. Ainsi dans les années 1930, pouvait-on encore trouver dans des magazines pour la jeunesse, dans Benjamin et dans sa version pour jeunes et petites filles, Benjamine, tous les deux fondés et dirigés par Jean Nohain, des publicités pour les champagnes VP (Veuve Pommery) ou Mercier !

Publicité pour du champagne VP publiée le 13 décembre 1934 dans Benjamine, le premier grand hebdomadaire français pour les demoiselles, supplément au n°266 de Benjamin
Publicité pour du champagne Mercier publiée le 19 décembre 1935 dans le n°319 de Benjamin, le premier grand hebdomadaire français pour la jeunesse

Une effervescence cinégénique

C’est d’ailleurs Jean Nohain que l’on retrouve, en 1940, scénariste du Bécassine de Pierre Caron. À sa sortie, le film, qui avait déjà été perturbé durant son tournage dans les Côtes d’Armor, dont le rôle-titre est interprété par Paulette Dubost, provoqua un tel tollé en Bretagne qu’il fut retiré des écrans jusqu’en 1942. Il faut dire que dans cette sympathique comédie policière, les rôles, de tous les personnages d’ailleurs, sont exagérés par rapport à ceux des bandes dessinées, la difficulté étant de rendre visible en une heure trente, un univers qui s’était déployé sur plus de 25 albums publiés entre 1913 et 1939. Le choix qui fut pris d’axer le film autour d’une énigme policière était original et se détachait des habituelles aventures de Bécassine. Quant au personnage de la petite servante et cuisinière bretonne, revenue d’un tour du monde, et qui allait résoudre l’affaire d’un vol de bijoux, il se démarquait par un mélange de naïveté, de niaiserie et d’une pointe d’espièglerie. Le champagne, lui, n’apparaissait qu’à la fin lors d’une grande fête costumée organisée à la demande de Bécassine, ce qui finalement semblait assez conforme à son traitement dans les albums. Sauf, qu’il devenait décisif, puisque c’est en remarquant que son cochon de compagnie en avait trop bu, que Bécassine finissait par retrouver les bijoux et confondre leurs faux voleurs ! De ce point de vue, le duo Pierre Caron-Jean Nohain, non seulement lui accordait un rôle plus important mais ajoutait un motif totalement absent dans la BD : celui de l’animal qui boit, et qui boit plus spécifiquement du champagne. Ce motif – que l’on retrouvera dans plusieurs films parmi lesquels Dumbo (1941) des studios Disney ou encore Irma la douce (1963) réalisé par Billy Wilder –, avait déjà été largement exploité dans plusieurs planches de BD, depuis « Le champagne au désert » (1899) signée Benjamin Rabier jusqu’à un passage de Tintin au pays des Soviets (1930) d’Hergé, où l’on voit Milou un peu ivre pour en avoir bu, s’exclamer « Fameux… ce champagne ».

« Le champagne au désert » planche dessinée par Benjamin Rabier, Imagerie d’Epinal, n° 264 de la Série aux Armes, 1899
Image extraite d’une planche de Tintin au pays des soviets d’Hergé publiée dans Le Petit Vingtième, n°9 du 27 février 1930
Source bellier.co

Lorsqu’il choisit en 2018 de reprendre le personnage de Bécassine, Bruno Podalydes est conscient de s’attaquer à un monument de la littérature dessinée française et des risques « identitaires » que cela comporte. « Dans mon film, expliquera-t-il, elle n’est pas bête, elle est candide. Elle est très inventive. Elle s’émerveille de l’eau courante, de l’électricité. Ce n’est pas de la bêtise. » En outre, il décide de délocaliser l’histoire qui ne se passe pas en Bretagne. À ce titre, quoique toujours bien bretonne dans son apparence, Bécassine figure finalement presque n’importe quelle petite provinciale un peu naïve dont le rêve est de se rendre à Paris pour voir la Tour Eiffel, mais qui, en route, va finalement entrer au service de la marquise de Grand-Air pour s’occuper de sa fille adoptive, Loulotte, avec laquelle s’établit d’emblée une belle complicité. À l’arrivée, le Bécassine ! de Podalydes est tout simplement un joli conte bourré de poésie, y compris dans le traitement des personnages. Le champagne n’échappe pas à la règle. Il est présent, et important, sans pour autant jamais apparaitre, dans une scène où les personnages font mine de participer à une soirée de prestige pour masquer, aux yeux des habitants du village alentour, la ruine de la marquise. Lors de cette réception où tout n’est que faux semblant et où les invités sont factices, tout le monde fait donc comme si le champagne coulait à flot. On trinque avec des coupes vides, et c’est la jeune Loulotte qui mime le débouchage des bouteilles en tirant avec des pistolets à bouchon. Voilà donc un champagne imaginé qui, du point de vue de son rôle narratif, s’est totalement libéré de l’univers de Caumery et Pinchon, mais qui, en plus, n’est vraiment rendu possible que dans un cadre cinématographique et sonore. Dans une bande dessinée ou un roman graphique, combien de cases, de dessins, de texte et donc de planches aurait-il fallu pour donner la même impression et la même force à cette scène et à son effervescence imaginaire ?

Le cas des Pieds nickelés est plus simple. On ne trouve pas trace de champagne dans les dessins animés réalisés par Émile Cohl, ni non plus dans les deux premiers films dirigés par Marcel Aboulker. En revanche, il y en a, et beaucoup !, dans le film de 1964 signé Jean-Claude Chambon. Disons-le d’emblée, cette adaptation, comme d’ailleurs les deux précédentes d’Albouker, est assez mauvaise, bien que réunissant un casting de qualité où l’on retrouve Charles Denner (Filochard), Michel Galabru (Ribouldigue), Jean Rochefort (Croquignol), Francis Blanche, Micheline Presle ou encore Julien Carette pour sa dernière apparition dans un film.

Pourtant le cinéaste avait su non seulement retrouver la manière dont les histoires étaient racontées par Louis Forton, dont les escroqueries et filouteries se succédaient, mais également redonner toute sa place aux moments gastronomiques et à la consommation d’alcools… et de champagne. Car à l’instar de ce qui se passe dans les histoires dessinées, dans le film, les Pieds bickelés ne perdent jamais une occasion de boire. Le champagne y apparait dans trois types de scène : lors des réceptions auxquelles Filochard, Ribouldingue et Croquignol s’invitent en vue de commettre un méfait, lorsqu’ils célèbrent un de leur coup qui a bien marché, et lorsqu’ils font le tour des grands restaurants et bars parisiens. C’est globalement conforme à l’esprit de la BD, à l’exception de l’aspect patriotique absent du film. En revanche, on y trouve deux choses, absentes dans la bande dessinée : d’abord, une scène comprenant un gag récurrent au cinéma, le gag du saute-bouchon, lors de laquelle nos trois bandits attaquent le commissaire de police joué par Francis Blanche en faisant sauter des bouchons, ensuite tout simplement la présence de champagne de marques, en l’occurrence Giesler et Taittinger.

D’une manière générale, ce que l’on peut remarquer à partir de ces deux premières séries de BD devenues des films, c’est que l’utilisation du champagne y parait plus classique qu’au cinéma. Les dessinateurs semblent moins s’amuser des possibilités offertes par l’effervescence que les réalisateurs. L’une des explications, sur laquelle nous reviendrons, pourrait tenir à la différence de langage des deux médias : d’un côté un média solide, avec des images fixes et des dialogues ou explications écrites, de l’autre un média liquide où le flux d’images est aussi, parfois, accompagné d’un flux de sons et de paroles. Bien sûr, il arrive que les auteurs de BD parviennent à s’affranchir de cette « fixité » pour s’amuser de l’explosivité du champagne ou de certaines autres de ses qualités. Ainsi dans Bécassine fait du scoutisme, trouve-t-on une scène, néanmoins très statique, dans laquelle nous la voyons s’étrangler à cause du gaz contenu dans le champagne. C’est aussi le cas, par exemple, de Raoul Thomen, un contemporain de Joseph Pinchon et de Louis Forton, qui, à plusieurs reprises, fait sauter les bouchons et mousser les bouteilles dans la série qu’il lança à partir de 1921, Les Aventures acrobatiques de Charlot, qui s’inspirait, sans jamais en plagier les histoires, du personnage créé au cinéma par Charles Chaplin. Mais, là encore les dessins manquent largement de dynamisme, et nous avons, en outre, affaire à un cas inverse, les films de l’icône burlesque du cinéma muet étant librement adaptés en planches dessinées.

Détail de la planche « On boit du champagne » dans Bécassine fait du scoutisme (1931) de Caumery et Pinchon
Raoul Thomen, Les Aventures acrobatiques de Charlot, n°6 Charlot inventeur (1928), Société Parisienne d’Édition

Toutefois, on peut s’étonner du manque de dynamisme dans la représentation du champagne dans ces bandes dessinées et de l’absence de jeu avec l’effervescence, si on les compare avec certaines des planches de la fin du 19e siècle comme celles dessinées par l’illustrateur allemand Lothar Meggendorfer en 1884 dans Fliegende Blätter et par le français Christophe en 1893 dans Les Malices de Plick et Plock.

Enfin pour ce qui est des marques de champagne, force est de constater que si on en repère assez souvent au cinéma, elles sont en revanche très rares dans les bandes dessinées. Comme nous le verrons, une marque va réussir à s’imposer presque malgré elle, ou plus précisément grâce à l’esthétique de son étiquette : il s’agit du Cordon Rouge de chez G.H. Mumm. S’appuyant sans doute sur une tradition visuelle qui remonte aux dessins de presse et caricatures de la fin du 19e siècle et début du 20e siècle, plusieurs auteurs de BD n’hésitent pas à barrer l’étiquette de leur bouteille de champagne d’une bande rouge dont l’orientation n’est pas toujours identique à celle des étiquettes Mumm. Plus récemment, on a même vu quelques dessinateurs utiliser les personnages qu’ils ont créés pour faire la promotion de certains champagnes, pas dans le cadre de campagnes publicitaires mais plutôt pour donner un certain réalisme à leurs scènes. C’est le cas, par exemple de plusieurs dessins de Phillipe Franck qui montrent Largo Winch (un héros créé par le scénariste et romancier Jean Van Hamme et qui a fait d’ailleurs l’objet de deux adaptations au cinéma) avec une bouteille de Moët & Chandon ou de Drappier à la main.


REFERENCES

Danièle Alexandre-Bidon, « Hic ! Hips !, ou l’ivresse dans la bande dessinée », Revue de la BNF 2016/2, n° 53 (https://www.cairn.info/revue-de-la-bibliotheque-nationale-de-france-2016-2-page-92.htm)

Pierre Chemartin et Nicolas Dulac, « La figure du garnement aux premiers temps du comic strip et de la cinématographie », Les cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue sous la direction d’Alain Boillat, Georg Editeur, 2010 (https://libreo.ch/livres/les-cases-a-l-ecran/etudes-de-cas/la-figure-du-garnement-aux-premiers-temps-du-i-comic-strip-i-et-de-la-cinematographie)

Antoine Sausverd, Töpfferiana, le site de référence sur les littératures graphiques du XIXe siècle, depuis Rodolphe Töpffer jusqu’au début du XXe siècle (http://www.topfferiana.fr/)

Un commentaire

  1. […] Parmi tous les albums dont il fut l’auteur, s’il faut en choisir un, j’aurais une petite préférence pour celui intitulé Les Pieds-Nickelés chez le Kaiser qui fut publié en 1916 et qui mélange avec un humour féroce un anarchisme de fond et un patriotisme de circonstance. Il fallait quand même l’oser ! Quant au champagne, il y est tout autant facétieux que bleu-blanc-rouge (voir à ce sujet l’article paru sur ce site : Le champagne entre bande-dessinée et cinéma – Première partie : Bécassine et les Pieds nickel…). […]

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