«La guerre m’a tué (…). Invasion américaine. Progrès techniques énormes. Nouvelles générations…». Ainsi s’exprime en 1932, dans le journal L’Intransigeant, Charles Petit-Demange, dit Prince, ou Rigadin au cinéma. Amère, son analyse sonne juste car, avant la guerre de 1914-1918, l’épicentre mondial du cinéma, c’est la France, et dans une moindre mesure, l’Europe. L’importante production de films aux USA est encore loin de constituer une concurrence dangereuse, ni par la qualité ni par le nombre. Même David Wark Griffith, probablement le plus grand réalisateur américain à l’époque, qui vient d’achever The Birth of A Nation (Naissance d’une nation, 1915), est tellement impressionné lorsqu’il assiste à la projection du péplum italien Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone, qu’il n’aura de cesse que de faire mieux et… plus gigantesque. La grande scénariste Anita Loos (qui débuta chez Griffith) retrace ce basculement: «La Première Guerre mondiale a été à l’origine de Hollywood. Au moment où elle a éclaté, le cinéma avait acquis un statut très substantiel en Europe. On faisait des films en France, il y en avait d’excellents en Italie, et personne n’avait besoin de Hollywood. Mais la guerre a éclaté, et bouleversé la situation. Au milieu d’une économie de guerre, il était impossible de travailler dans ces studios. C’est pourquoi j’attribue l’origine de Hollywood à la Première Guerre.»

La Première Guerre mondiale a été à l’origine de Hollywood. Au moment où elle a éclaté, le cinéma avait acquis un statut très substantiel en Europe. On faisait des films en France, il y en avait d’excellents en Italie, et personne n’avait besoin de Hollywood. Mais la guerre a éclaté, et bouleversé la situation. Au milieu d’une économie de guerre, il était impossible de travailler dans ces studios. C’est pourquoi j’attribue l’origine de Hollywood à la Première Guerre.
Anita Loos

Les films des comiques français d’avant-guerre – on pense à Max Linder, mais plus encore à André Deed ou à Prince – vont être remplacés par les productions burlesques de Mack Sennett, et un personnage comme Rigadin relégué au second plan par un certain Charlot. À partir de 1914, en effet, le rire devient Charlot ! Jusque dans les tranchées, comme en témoigne Blaise Cendrars: «Je me souviendrais toujours comment la renommée de Charlot se répandait au front par les permissionnaires. Ils nous revenaient rubiconds. Et ils nous racontaient les aventures de Charlot au music-hall, de Charlot boxeur, de Charlot matelot, de Charlot déménageur, etc. Alors le rire se répandait de tranchée en tranchée…».

Je me souviendrais toujours comment la renommée de Charlot se répandait au front par les permissionnaires. Ils nous revenaient rubiconds. Et ils nous racontaient les aventures de Charlot au music-hall, de Charlot boxeur, de Charlot matelot, de Charlot déménageur, etc. Alors le rire se répandait de tranchée en tranchée…
Blaise Cendrars
Mais qui est donc ce Rigadin dont plus personne ne se souvient aujourd’hui? Il fut l’un des tout premiers personnages comiques récurrents. Interprété par le comédien Charles Petit-Demange, dit Prince, il fut le protagoniste de près de 300 courts métrages (réalisés entre 1910 et 1920, pour l’essentiel par Georges Monca, certains par Prince lui-même) qui remportèrent tous, jusqu’en 1914 au moins, un authentique succès populaire. Avec Max Linder, Prince, devenu Prince Rigadin, fut l’une des premières grandes vedettes du cinéma, et l’étendard d’un comique très français, très vaudevillesque. Rigadin, c’est un Monsieur Tout-le-Monde, un gentil ahuri, maladroit et peu chanceux, un peu séducteur, souvent amoureux, mais surtout embêté par les femmes, par la sienne d’abord, insupportable, par sa belle-mère, etc. À l’image de son interprète, comédien reconnu du théâtre des Variétés, une scène bourgeoise parisienne, Rigadin restera un personnage convenu, petit bourgeois, absolument pas dérangeant, et donc capable de plaire à tous, interclasse.


En 1915, Georges Monca réalise Le champagne de Rigadin. Film curieux, même s’il reste dans la lignée des précédents, il fait partie des nombreux films dans le titre desquels le mot champagne figure (d’ailleurs l’une des boissons, sinon la boisson, la plus fréquente dans les titres au cinéma : suivront Champagne d’Alfred Hitchcock en 1928, Champagner de Géza von Bolváry en 1929, Champagne Charlie de James Tinling en 1936, Champagne Walz d’Edward Sutherland en 1937, Champagne Charlie d’Alberto Cavalcanti en 1944, Champagne for Caesar de Richard Whorf en 1950, Paris Champagne de Pierre Armand en 1962 et Champagne amer de Ridha Behi en 1989), soulignant, du même coup, qu’il joue un rôle essentiel dans la narration. Dans Le champagne de Rigadin, le champagne est au centre du scénario. Les voisins de Rigadin veulent lui faire une blague. Ayant reçu un obus creux, et ayant appris par la presse la chute d’obus dans la région, ils y cachent une bouteille de champagne avant de l’envoyer dans le jardin de Rigadin. Celui-ci, d’abord apeuré ,veut s’enfuir, mais sa femme le retient et lui intime l’ordre de désamorcer l’obus. C’est en le manipulant que le champagne jaillit à la figure du malheureux Rigadin sous le regard hilare de ses voisins qui arrivent avec des coupes comme pour fêter leur canular. Quelque temps après, un véritable obus tombe dans le jardin de Rigadin qui, croyant cette fois à une blague, l’ouvre et le fait exploser, renversant le couple et leurs amis par terre.
Quelques remarques autour du film.
La première, c’est qu’on est en pleine guerre. Après une première année particulièrement meurtrière, la ligne de front s’est stabilisée, notamment en Champagne, et la production cinématographique française, bien que forcément réduite, redémarre. Il faut à la fois distraire la population civile et entretenir le moral des troupes montées au front (pour lesquelles des projections sont organisées à partir de 1915). La guerre est bien évidemment présente dans les drames patriotiques, mais aussi dans les comédies. On rie de tout!
La seconde, c’est que le rôle attribué ici au champagne est assez différent de celui auquel il est habituellement cantonné dans la série des Rigadin, et plus largement dans les vaudevilles et comédies bourgeoises français où l’on en boit souvent : l’important n’est pas tant de le boire que de jouer sur une de ses caractéristiques, son explosivité, qualité que de nombreux films exploiteront. Autrement dit, le gag ne fonctionne qu’avec du champagne, ou du moins un vin effervescent, aucun autre alcool ne pouvant faire l’affaire. C’est un rôle sur mesure!

Enfin, une dernière remarque sur les rapports entre le champagne et les obus. Durant la Grande guerre, de nombreuses bouteilles de champagne «patriotiques» ont vu le jour avec des marques comme «N’oublions jamais», «Un As», «Champagne anti-boche», «Gloire française», «La Gloire des Alliés» ou, pour les troupes britanniques, «Alliance Creaming Tommy’s Spécial Dry Reserve». Mais que dire de ce champagne nommé «La Bombe» et dont la bouteille, elle-même, en terre vernissée orangée avec une capsule en étain, avait la forme d’un obus? Tout aussi explosive qu’au cinéma…

Près d’un siècle plus tard, en 2008, pour la sortie du James Bond Quantum of Solace, la marque Bollinger, partenaire de la franchise depuis 1973, reprend, en partie, ce lien entre le champagne et un projectile balistique en commandant au designer Eric Berthes la réalisation de «007 Bullet», un coffret ayant la forme d’une balle de Walter PPK (l’arme de James Bond) et contenant un magnum de champagne. Mais c’est du marketing, et c’est déjà une autre histoire…

En 1915, le cinéma français reprend doucement, Rigadin entame son déclin, Charlot fait son entrée, et un certain Abel Gance réalise ses premiers films, dont le mythique et avant-gardiste La folie du docteur Tube (non diffusé à l’époque car les producteurs le trouvaient trop angoissant) qui se termine par une scène, presque bourgeoise, avec du champagne : deux couples qui viennent de vivre une expérience visuelle, psychédélique avant l’heure, totalement déstructurante, se rassurent en trinquant au champagne sous le regard inquiétant de docteur Tube. Spectacle d’un monde insouciant sur le point d’exploser…
