«Veux-tu boire quelque chose ? Il y a toujours du champagne au frais. Et beaucoup de caviar.» Tels sont les mots d’une ironie glaçante que prononcent Joe Gillis en accueillant Betty Schaefer au 10086 Sunset Boulevard, dans l’un de ces vieux palais d’Hollywood construit dans les années 20, dont Gillis, caustique, dit «Ça date de l’époque où ils gagnaient dix-huit mille dollars la semaine ! Nets d’impôts. Attention, le carrelage est glissant. Il a servi de piste de danse à Valentino.» Et d’en continuer ainsi la réclame : «Cet endroit est immense. Huit chambres de maître. Une baignoire encastrée dans chaque salle de bain. Il y a une piste de bowling au sous-sol.» – ce qui ajoute encore au sordide de la scène, car nous approchons alors du dénouement d’un des chefs-d’œuvre de Billy Wilder, Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1950). Forcé de lui révéler qu’il est l’amant entretenu de la propriétaire des lieux, une star oubliée de l’époque du cinéma muet, Norma Desmond (interprétée par Gloria Swanson), Joe, mû par un véritable dégoût de soi, choisit de le faire avec une froideur sarcastique toute économique (« Écoute, chérie, soit logique. Je fais une bonne affaire ici. Un contrat à long terme, sans conditions. Ça me convient très bien »), poussant ainsi Betty, dont il est pourtant profondément épris, à le quitter. « Je n’arrive plus à te regarder, Joe », lui dit-elle. « Regarde la sortie alors », rétorque-t-il en la raccompagnant. Quelques minutes plus tard, à son tour il cherchera à partir, à se libérer de Norma Desmond, chez qui il s’était réfugié quand il avait les huissiers aux basques, celle qui lui avait offert, dès leur première rencontre, champagne et caviar. Mais on n’abandonne pas Norma Desmond ! Elle le tue. Le film est noir.




En le regardant, on ne peut que s’interroger sur le courage qu’il fallut à Gloria Swanson, qui avait été la reine du cinéma muet, l’orgueil qu’elle dut ravaler pour accepter d’interpréter un personnage qui lui ressemblait tant. Certes Norma Desmond s’inspire de la vie de plusieurs de ces grandes gloires du muet qui ne parvinrent jamais vraiment ni à se mettre à, ni à se remettre de, l’arrivée du cinéma parlant et qui, pour la plupart, disparurent des écrans sans pour autant vraiment renoncer à un improbable, sinon impossible, come-back. On pense à Norma Talmadge, à Marion Davies, à Louise Brooks, à Mary Pickford, ou bien sûr à Mae Murray qui espéra jusqu’à sa mort, à l’âge de 75 ans, faire son retour, mais qui refusa le rôle de Norma Desmond. Celle, finalement, à qui Billy Wilder fait dire « Je suis une grande star. Ce sont les films qui sont devenus petits », est aussi tellement Gloria Swanson ! Cette star oubliée qui s’essaya à quelques films parlants sans succès, qui habitait une magnifique villa sur Sunset Boulevard, qui recevait à l’apogée de sa gloire jusqu’à 10000 lettres de fans par semaine, qui avait tourné avec Cecil B. de Mille, lequel fait une apparition dans le film, mais aussi avec Erich von Stroheim, le Max von Mayerling de Boulevard du crépuscule, réalisateur qui a découvert Norma à 16 ans, en a fait une star, son premier mari qui, au moment du film, n’est alors plus que son majordome et son chauffeur. Cette même Gloria Swanson à qui l’on doit cette description, un brin nostalgique et qu’aurait pu déclamer Norma Desmond, qui résume la psychologie du premier star-system hollywoodien : « Nous faisions de ces fêtes. Le public de l’époque voulait nous voir vivre comme des rois et des reines. Alors c’est ce que nous faisions – et pourquoi pas ? Nous étions amoureux de la vie. Nous gagnions plus d’argent qu’il était possible d’en imaginer et n’avions aucune raison de croire que cela pouvait s’arrêter. »







Nous faisions de ces fêtes. Le public de l’époque voulait nous voir vivre comme des rois et des reines. Alors c’est ce que nous faisions – et pourquoi pas ? Nous étions amoureux de la vie. Nous gagnions plus d’argent qu’il était possible d’en imaginer et n’avions aucune raison de croire que cela pouvait s’arrêter.
Gloria Swanson





Les premiers studios américains avaient pris soin, à leur naissance, de ne surtout pas personnaliser leurs vedettes, pour se prémunir des dérives du théâtre et de ses comédiens aux exigences parfois exorbitantes. Ainsi le public des Nickelodeons, ces petits cinémas de fortune qui fleurirent partout aux USA au début du XXe siècle, allait-il voir « Les Gars des studios Biograph » ou encore « La Fille des studios Vitagraph », des actrices et des acteurs qui n’étaient que de la main d’œuvre et auxquels on ne donnait pas encore de nom ! Pourtant, rapidement la situation évolua et, à partir des années 1910, le star-system s’imposa. Comme l’écrit très bien l’écrivain, acteur et réalisateur américain, Kenneth Anger : « Pour le meilleur ou pour le pire, Hollywood devait désormais composer avec cette funeste chimère : la STAR. Du jour au lendemain, des comédiens obscurs à la réputation quelque peu douteuse se retrouvaient propulsés vers l’adulation, la célébrité et la fortune. Ils étaient les nouveaux monarques, les golden people. Certains parvinrent à faire face, à garder la tête froide ; d’autres non. » Une économie de l’excès se développa. Les voitures étaient toutes plus luxueuses les unes que les autres (Wally Reid possédait une McFarlan turquoise, Clara Bow, une Kissel décapotable rouge, Rudolf Valentino, une Torpedo Voisin, Mae Murray, une Pierce-Arrow jaune mais aussi une Rolls Royce blanche, quant à Gloria Swanson, elle sillonnait Sunset Boulevard en Lancia intérieur Léopard), les maisons étaient des palaces (un château hispano-mauresque pour Valentino, plus d’une centaine de chambres, un salon tout en or, des salles de projection privée pour l’Ocean House de Marion Davies, une baignoire en or massif dans une salle de bain de marbre noir pour miss Swanson, etc.). Quant aux fêtes, tout n’y était que faste et ostentation. Dans ce monde où rien ne semblait avoir de limite, où sexe et cocaïne étaient à l’origine d’abjects scandales et de drames funestes, le champagne coulait à flot. Car même au moment de la prohibition, qui débuta en 1919, chaque star avait son bootlegger attitré qui la fournissait en alcool divers.





Pour le meilleur ou pour le pire, Hollywood devait désormais composer avec cette funeste chimère : la STAR. Du jour au lendemain, des comédiens obscurs à la réputation quelque peu douteuse se retrouvaient propulsés vers l’adulation, la célébrité et la fortune. Ils étaient les nouveaux monarques, les golden people. Certains parvinrent à faire face, à garder la tête froide ; d’autres non.
Kenneth Anger






Dès la fin du XIXe siècle, les maisons de champagne avaient ressenti le besoin de s’affranchir d’une imagerie aristocratique, voire monarchique, qui leur était associée et qui, jusqu’alors, avait fait leur succès. En France, Mercier notamment, qui voulait démocratiser la consommation de champagne, exploitait un filon plus républicain comme la visite des caves par le président Sadi Carnot. Au début du XXe siècle, les grandes marques se cherchèrent aussi de nouveaux héros : ce furent les aviateurs (voir à ce sujet ma chronique: Des bulles animées… Deuxième partie: Un éléphant ça vole, ça vole, un éléphant ça vole énormément!), les coureurs automobiles, ces nouveaux aventuriers des sports mécaniques qui faisaient vibrer les foules au rythme de leurs exploits et symbolisaient des caractéristiques particulièrement positives : rareté, courage, excellence, etc.. À partir de la fin de la Première Guerre mondiale, le basculement allait s’achever : de nombreuses monarchies et de nombreux empires européens s’étaient écroulés, mettant au chômage, si l’on peut dire, des ducs, duchesses, des archiducs mêmes, des princes et des princesses. « On était en 1923, écrit le réalisateur austro-américain Josef von Sternberg dans ses mémoires, la dernière guerre avait fait crouler les empires les uns après les autres, et les membres de la noblesse étaient devenus concierges à Paris, chauffeurs de taxi à New York et figurants à Hollywood. » Une nouvelle aristocratie, non plus de sang cette fois, mais d’image, était née à laquelle les marques de champagne allaient finir par s’associer. Distinction, fantasme, glamour, le champagne se mariaient si bien au cinéma, trouvant dans les actrices et les acteurs, des vecteurs d’identité, autant que publicitaires, forts, pour le meilleur comme pour le pire. Car dans les années 20, les stars étaient aussi à l’origine de scandales, certains macabres, entraînant avec elles les attributs de leur gloire. Dans l’imagerie populaire, le champagne était lié aux stars, aux fêtes qu’elles organisaient bien sûr, plus magnifiques les unes que les autres, mais qui parfois se transformaient en orgies. Une presse de commérages et de rumeurs commença à sévir à Hollywood qui renforça les amalgames. C’est ce que révèle par exemple en 1921, l’affaire Virginia Rappe, du nom de l’actrice morte à l’âge de 25 ans lors d’une soirée trop arrosée qui dégénéra, que Fatty Arbuckle, la grande star comique de l’époque, fut accusé d’avoir violée et tuée. Parmi les pires ragots alors colportés par une presse qui se déchaîna contre celui que le public avait tant aimé, on accusa Fatty, pris d’impuissance éthylique, d’avoir labouré le vagin de Virginia à l’aide d’une bouteille de champagne, anecdote sinistre, fausse qui plus est, mais qui montre bien comment, en très peu de temps, il est aisé de passer d’une grammaire du luxe à une grammaire de l’obscène, voire de l’horreur.




Ce glissement sémantique du champagne de la distinction vers l’horreur, cette capacité à l’utiliser à contre-courant, pour annoncer une catastrophe, pour caractériser négativement un personnage ou dramatiser une situation, le cinéma saura, plus qu’aucun autre art peut-être, parfaitement l’exploiter. Dans Un parfum de meurtre (The Cat’s Meow, 2001), le réalisateur Peter Bogdanovich utilise le champagne pour renforcer la dramaturgie d’une scène et faire vaciller le film dans la tragédie. L’histoire se déroule en 1924, sur son yacht le magnat de la presse William Randolph Hearst a réuni de grands noms du cinéma, dont l’actrice Marion Davies, sa maîtresse, Charles Chaplin, Thomas Ince, un des nababs d’Hollywood, mais aussi Louella Parsons, qui allait devenir une des chroniqueuses les plus craintes du milieu du cinéma, une des « vipères d’Hollywood », réputée pour ses persiflages. Lors de la fête déguisée, organisée pour l’anniversaire de Thomas Ince, Hearst débouche une bouteille de champagne et en sert une coupe à ses invités dans une ambiance toute charleston. Mais lors du toast, la situation se tend. Hearst, maladivement jaloux, semble observer Charles Chaplin et Marion Davies flirter. Lorsque celle-ci demande publiquement si une seconde coupe leur sera servie, Hearst perd pied et devant des invités médusés, révèle sa jalousie, créant le malaise. Quelques minutes plus tard, il blessera mortellement Thomas Ince, le prenant pour Chaplin. Ce film est fondé en partie sur une histoire vraie. Le 15 novembre 1924, l’Oneida, le yacht de Hearst appareilla avec, à son bord, Ince, Davies, Chaplin, Parsons, et d’autres invités, « un groupe de Jazz, un stock de champagne millésimé » (Kenneth Anger). Ce que l’on sait également, c’est que quelques jours plus tard Thomas Ince fut hospitalisé en urgence avant de décéder officiellement d’une indigestion aiguë. Mais les rumeurs firent le reste, ainsi qu’un titre du Los Angeles Time, « Un producteur abattu sur le yacht de Hearst », et une enquête, mollement menée par le procureur de San Diego, qui fut classée sans suite mais qui mentionnait tout de même, en pleine prohibition, la présence d’alcool sur le bateau. Peu importe ce qui s’est réellement passé. Ce qui compte ici, c’est le traitement scénaristique qui en est fait. On sait que Hearst aimait peu boire. Tout au plus s’accordait-il une seconde coupe de champagne quand il était de fort bonne humeur. C’est cette seconde coupe qui, dans le film, est refusée aux invités, révélant ainsi l’humeur du millionnaire, et annonçant la funeste fin.



Dans Boulevard du Crépuscule, le champagne est présent tout au long du film : une bouteille est posée dans un seau au bord de la piscine, Norma revoit ses succès passés une coupe à la main, Max en sert lors de la glaciale réception de Noël organisée par Norma Desmond, et dès les premières scènes avec du caviar. À l’instar de sa voiture – une luxueuse Isotta-Fraschini de 1932 –, du palace dans lequel elle vit, de ses tenues, il participe de l’écriture de la psychologie de Norma, celle d’une star immensément riche, qui semble vivre éternellement dans le même passé et qui s’accroche à une célébrité qui l’a fuie depuis longtemps. Mais, plus encore, il est ce qui va faire, en quelque sorte, basculer la vie de Joe Gillis, qu’on imagine plutôt préférer le whisky. Lorsqu’il accepte, au début du film, de lire le scénario que lui tend Norma et de boire son champagne, Joe ne le sait pas encore, il est piégé. « Il devait être à peu près 11 heures. Je ne me sentais pas très bien, à cause de ce champagne trop doux et de ce truc absurde que j’étais en train de lire. Un ramassis d’intrigues mélodramatiques et enfantines. Cependant, dès ce moment, j’avais commencé à me construire mon propre petit scénario. ». Joe reprend alors du champagne, un champagne qui finira par lui être fatal.





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