Champagne, I’m cabaret, au cabaret, to cabaret!

Les films de fiction qui traitent des cabarets, du music-hall, des cafés concerts (caf’ conc’) ou des bals populaires, qui évoquent la vie des artistes s’y produisant ou qui se déroulent en leur sein, sont nombreux et constituent presque un genre cinématographique à part entière. Il existe à cela plusieurs raisons, dont la plus importante tient au fait que ces lieux, les hommes et les femmes qu’on y croise, partagent avec le cinéma d’appartenir au monde du spectacle. Dès ses débuts, le cinéma s’est développé en s’appuyant sur toutes les formes de spectacle existantes auxquelles il a emprunté certaines de ses vedettes mais aussi, en partie, les histoires pour les trames de ses scénarios. L’avènement du parlant a renforcé cet intérêt. Non seulement, il a fallu des comédien·ne·s capables de dire des dialogues – beaucoup ont été trouvé·e·s au théâtre –, mais aussi, et ce fut la nouveauté, des chanteur·se·s car les premiers films parlants comportaient souvent des passages chantés (n’oublions pas que The Jazz Singer d’Alan Crosland, qui sort en 1927, met en scène Al Jolson qui fut l’une des plus grandes vedettes du music-hall aux USA dans la première moitié du XXe siècle), et dans certains cas, même, des danseur·se·s en mesure d’effectuer des chorégraphies sur une musique désormais synchronisée à l’image.

Cette proximité, cette porosité même entre les deux univers artistiques allait aussi parfois se transformer en concurrence. Les salles de cinéma qui se répandirent attirèrent un public populaire jusqu’alors familier des bals ou des cafés concerts. Des cabarets fermèrent, des bals disparurent, aussi bien que des salles de music-hall, pour certaines prestigieuses. Même le célèbre Moulin Rouge dut se transformer et ouvrit une salle équipée pour le cinéma parlant. Le 7 décembre 1929, on pouvait lire dans le grand journal culturel de l’époque Comœdia: «Un music-hall qui meurt; un cinéma qui naît. La vie est faite de cela puisqu’elle n’est que perpétuelle évolution. Le tout est de savoir s’adapter, car la loi de Darwin est formelle: tous ceux qui ne s’adaptent pas sont condamnés à mort.». Et un peu plus loin, «Le Moulin Rouge music-hall est mort et c’est un peu du vieux Paris qui part avec lui.» Le premier grand succès de la salle fut La route est belle (1930) de Robert Florey, un film musical (dans lequel on boit du champagne Veuve-Clicquot), avec en premier rôle un chanteur d’opérette, André Baugé. Les revues et troupes itinérantes, plus ou moins talentueuses, qui se produisaient dans les petites villes, peinèrent aussi à survivre avec un public qui s’amenuisait mais se montrait d’autant plus exigeant qu’il avait pris l’habitude de côtoyer à l’écran les stars du 7e art. C’est cette difficulté à subsister que racontent avec émotion Alberto Lattuada et Federico Fellini dans Luci del varietà (Les Feux du music-hall, 1950). «C’étaient les souvenirs du temps où je traversais l’Italie avec une troupe du music-hall, les souvenirs de la province italienne vue des fenêtres de trains et des coulisses de petits théâtre délabrés et mal éclairés.», se rappelait Fellini à propos de ce film.

Photographie du Moulin-Rouge Cinéma en 1930, à l’affiche Le Roi des resquilleurs un film réalisé par Pierre Colombier et sorti en 1930
Réclame pour le disque de la chanson du film La route est belle (1930) de Robert Florey – présenté comme le premier film français parlant et chantant – interprété par André Baugé
André Baugé, baryton et chanteur d’opérette, à la Une de Cinémonde en 1932

« C’étaient les souvenirs du temps où je traversais l’Italie avec une troupe du music-hall, les souvenirs de la province italienne vue des fenêtres de trains et des coulisses de petits théâtre délabrés et mal éclairés. »

Federico Fellini

Il reste que cet univers du cabaret et du music-hall ne cessera d’inspirer les réalisateurs de tout temps et est à l’origine de plusieurs chefs-d’œuvre. Forcément, on y boit beaucoup… Et on y boit du champagne! On en boit dans les films, car on en boit dans les soirées, on en boit durant les spectacles, et on en boit dans les coulisses.

De L’Ange bleu au Lorelei: Lola-Lola et ses spectres

Quand on évoque le cabaret au cinéma, on pense immédiatement au film Cabaret (1972) de Bob Fosse, avec Liza Minelli en Sally Bowles et Joel Grey en maître de cérémonies du Kit Kat Klub berlinois au début des années 30. Adaptation d’une comédie musicale éponyme montée avec succès à Broadway en 1966 (tirée de la pièce de théâtre I Am a Camera de John Van Druten, qui elle-même s’appuyait sur une nouvelle de Christopher Isherwood, Adieu à Berlin), ce film n’est pas sans faire référence à Der blaue Engel (L’Ange bleu) réalisé par Josef von Sternberg en 1930. Il y a notamment une manière de filmer Liza Minelli qui rappelle certaines scènes avec Marlène Dietrich, certaines poses de l’une renvoyant à l’autre. Il faut dire que la Lola-Lola de L’Ange bleu aura fortement marqué le cinéma en imposant la figure iconique de la chanteuse de cabaret dont la beauté fatale interdit presque toute possibilité de bonheur et d’amour. Lorsque le Professeur Rath tombe sous son charme, le champagne qu’il lui offre est à peine une boisson de séduction, c’est une boisson de plaisir, un hommage à sa beauté, mais surtout une boisson sans lendemain. C’est celle du monde des spectacles nocturnes, un monde qui n’est que présent, un monde sans futur, où l’insouciance doit être la règle quand bien même elle mènerait à la catastrophe. Lola-Lola et Immanuel Rath en boivent certes encore lors de leur mariage, mais celui-ci n’est qu’un show dont on sait à l’avance qu’il se terminera mal.

Affiche du film Cabaret de Bob Fosse sorti en 1972
Liza Minelli et Joel Grey
Affiche du film Der Blaue Engel (L’Ange bleu) réalisé par Josef von Sternberg et sorti en 1930
Marlène Dietrich dans Der Blaue Engel
Le Professeur Immanuel Rath (Emil Jannings) offre du champagne à Lola-Lola (Marlene Dietrich) dans Der blaue Engel
Immanuel Rath (Emil Jannings) et Lola-Lola (Marlene Dietrich) boivent du champagne lors de leur mariage dans Der blaue Engel

Entre L’Ange bleu et Cabaret, il y a bien sûr des différences. Le film de Bob Fosse est une comédie musicale, la première comédie musicale ouvertement politique jugeront certains, qui se déroule à Berlin, alors que celui de von Sternberg ne fait qu’inclure des séquences chantées plutôt statiques, et se situe dans une ville portuaire allemande plus modeste. On a aussi le sentiment de se trouver dans un bar à matelots, des filets de pêche pendant au plafond, alors que le premier offre l’expérience, certes «hollywoodisée», d’une véritable boîte de nuit, à l’insouciance toute expressionniste qui rappelle cette description du Berlin du début des années 1920 par le journaliste spécialiste du cinéma allemand et l’un des pionniers dans le sous-titrage de films, Herman G. Weinberg : «La guerre était finie. Dévastées par une écrasante défaite, les rues de Berlin grouillaient de mendiants, de prostituées et de grands mutilés de guerre. Suivant de près une inflation galopante, le marché noir sévissait. Naguère fière et arrogante, après quatre années de carnage cette ville était prostrée dans le froid, la faim et la misère. Pourtant, dans ce miasme, les arts florissaient: l’art plein de compassion de Käthe Kollwicz, Max Bekmann et Heinrich Zille; les talents plus amers de Georges Grosz et Otto Dix; le nihilisme de Dada; la frénésie expressionniste. Les profiteurs étaient prospères et passaient de folles nuits dans les lokals, aux accents cuivrés du jazz « nègre » américain, à boire du champagne vendu au marché noir à des prix astronomiques, et se précipitaient en foule au Fledermaus (le cabaret de la Chauve-Souris) pour se griser des chansons hédonistes qu’aucune guerre ni après-guerre ne pouvait empêcher:
On dit que plus vous boirez
Plus votre vie sera écourtée;
Mais je me laisserai bien Piper
Si c’est Heidsieck qui me Pipe.
L’Éternel Printemps de Johan Strauss…»

Dans Cabaret, le clin d’œil expressionniste de Bob Fosse avec la reconstitution cinématographique du tableau d’Otto Dix: Portrait de la journaliste Sylvia von Harden (1926)

Si dans Cabaret on ne trouve aucune scène où le champagne est bu dans l’enceinte même du cabaret, son effervescence reste attachée à cet univers de la nuit et du plaisir, ce qui se passe à l’intérieur étant toujours totalement lié à ce qui se déroule à l’extérieur. Il est bu au début d’une séquence où s’exprime la liberté sexuelle avec un chassé-croisé amoureux entre la belle et exubérante chanteuse américaine Sally Bowles (jouée par Liza Minelli), le jeune écrivain et intellectuel britannique Brian Roberts (Michael York) et le playboy aristocrate allemand Maximilian von Heune (Helmut Griem), avec l’affirmation au passage d’un rapport ouvertement homosexuel. Mais le temps du champagne, de la séduction et du plaisir, comme le temps de la liberté dans cette Allemagne des années 30, est éphémère, et aux nuits orgiaques succèdent les petits matins blêmes. Ni Brian ni Sally ne trouveront le bonheur. Lui repartira en Angleterre et elle, qui se voyait tour à tour star de cinéma puis future baronne von Heune, poursuivra sa carrière dans un Berlin de plus en plus incertain, après s’être faite avortée.

Michael York, Helmut Griem et Liza Minelli dans Cabaret (1972) de Bob Fosse. S’ils boivent plutôt du Tokay au Kit Kat Klub…
… ils trinquent au champagne à l’extérieur …
… avant finalement de s’effondrer!

Amour impossible, bonheur interdit et spectre de Lola-Lola, ces ingrédients nous les retrouvons encore dans le Lili Marleen de Rainer Werner Fassbinder sorti en 1981. Le film débute en 1938. Les nazis dont, dans Cabaret, on percevait proche l’accession au pouvoir, sont désormais victorieux et imposent leurs lois. L’histoire est à la fois celle d’une chanteuse de cabaret, Willie, magnifiquement interprétée par Hanna Schygula, la Dietrich de Fassbinder, et d’une chanson, Lili Marleen, qui va s’imposer durant la guerre dans toute l’Allemagne nazie, faisant le bonheur et conjointement entraînant la perte de son interprète. Si elle survivra, elle sera en revanche contrainte de renoncer à son amour pour le musicien juif Robert Mendelsson. Quand elle boit du champagne, c’est pour fêter son succès musical, mais la boisson n’est ici qu’un des signes extérieurs d’une réussite sociale autant qu’économique qu’elle ne supportera qu’un temps, tant elle s’y sent politiquement et moralement prisonnière. Terminons ce détour par les cabarets allemands au cinéma en revenant une fois encore vers Marlène Dietrich qui, en 1947, accepta de jouer dans A Foreign Affair (La scandaleuse de Berlin) de Billy Wilder. Elle, qui avait combattu le nazisme et soutenu les troupes américaines, reprenant au passage la version anglaise de Lili Marlène, y interprétait Erika von Schlütov, une ancienne nazie qui, à la fin de la guerre dans un Berlin totalement détruit par les bombardements, est forcée de se produire, pour survivre, dans un beuglant à soldats: le Lorelei. Le film est une comédie plus grinçante qu’elle n’y paraît, et si l’amour finit cette fois par triompher, c’est pour le plus grand bonheur de l’Américaine Phoebe Frost (jouée par Jean Arthur), Erika von Schlütov devant se contenter de petits plaisirs et d’attentions dispensées au jour le jour par des amants passagers. Le champagne est bu au Lorelei, parce qu’on en boit dans les cabarets, parce qu’il faut bien s’amuser et aussi parce qu’il faut oublier. Un champagne certainement acquis au marché noir, et chèrement payé. Car dans tous ces films où finalement les drames personnels se nouent dans le tragique de l’Histoire, le champagne, qui n’y joue à chaque fois qu’un rôle modeste, a pourtant toujours un réel coût intime autant que collectif.

Affiche du film Lili Marleen réalisé par Rainer Werner Fassbinder et sorti en 1981
Hanna Schygulla, Rainer Werner Fassbinder et Giancarlo Giannini sur le tournage de « Lili Marleen » (1980)
Hark Bohm et Hanna Schygulla trinquent au champagne dans Lili Marleen (1981) de Rainer Werner Fassbinder
Affiche espagnole du film A Foreign Affair (La scandaleuse de Berlin) de Billy Wilder, sorti en 1948
Billy Wilder et Marlene Dietrich sur le tournage du film A Foreign Affair en 1947

Paris, la tour Eiffel, le Moulin Rouge, le cancan et bien sûr le Champagne!

C’est pourquoi il semble difficile d’associer à ces films le Lola (1961) de Jacques Demy. D’abord, le film ne se déroule pas en Allemagne, mais à Nantes. Ensuite, son titre est davantage une évocation du Lola Montès (1955) de Max Ophuls auquel il est d’ailleurs dédicacé. Bien sûr, il y a le personnage de Lola/Cécile interprété par Anouk Aimée: une Cécile à la ville, mais une Lola à la scène, vêtue d’une simple guêpière et d’un haut de forme, et qui chante à l’El Dorado pour des marins en goguette. Il y a quelque chose dans la «pureté mystérieuse», pour reprendre les mots de Jean Cocteau, de Lola qui renvoie, en quelque sorte par antithèse, à l’érotisme magnétique de Lola-Lola. Et pourtant… l’atmosphère qui se dégage du film, du fait de son univers visuel très nouvelle vague, le distingue des productions évoquées plus haut. En ressort une certaine mélancolie, peut-être un brin de nostalgie, des amours difficiles, parfois impossibles, qui font penser à partir au bout du monde pour les oublier, mais le drame est toujours contenu, la dramaturgie maîtrisée, et l’on ne tombe jamais dans le tragique. Les émotions sont à échelle humaine et le film conserve, d’un bout à l’autre, une incroyable et revigorante légèreté. Le bonheur reste possible et les plaisirs, s’ils sont éphémères, sont aussi souvent très simples. On ne les paye pas! Du coup quand on y boit du champagne, dès les premières scènes, à l’El Dorado, et dans les toutes dernières également, c’est sans arrière-pensées. «Maggy, musique! Champagne pour tout le monde! Qu’on s’amuse un peu!» s’exclame la patronne des lieux, Madame Frédérique, en voyant les marins entrer. C’est du Cordon Rouge de chez G. H. Mumm que l’on sert. Le film conserve un certain esprit français, pétillant, une french touch dirions-nous aujourd’hui.

Affiche du film Lola réalisé par Jacques Demy, sorti en 1961
Image du générique du film Lola (1961) de Jacques Demy
Anouk Aimée dans Lola (1961) de Jacques Demy

La France, précisément, Paris, la tour Eiffel, le Moulin Rouge, le cancan et bien sûr le Champagne! Tels sont les éléments qui vont s’afficher très tôt dans bon nombre de films, notamment américains. On les retrouve, par exemple, dès la seconde moitié des années 20, dans des films signés par le grand réalisateur allemand Ernst Lubitsch pour Hollywood, des comédies que l’on caractérisera de «parisiennes». Ainsi en 1926, tourne-t-il So This is Paris (Les surprises de la TSF) avec un final dans un music-hall parisien où le champagne coule à flot; en 1929, pour son premier film parlant, The Love Parade (Parade d’amour), un film chantant, dans lequel il esquisse les codes cinématographiques de ce qui va devenir la comédie musicale, il situe le début à Paris avec une toute première image sur laquelle est écrit en majuscule le nom de la ville et à côté duquel figurent une tour Eiffel, un Moulin Rouge, des danseuses de cancan et des bouteilles de champagne Veuve Clicquot. C’est une certaine image du plaisir et d’une insouciance heureuse qui sont ainsi accolées au nom de la capitale française et codifiées par ce maître de la comédie. À partir des années 50, on les retrouvera en quelque sorte approfondis, dans trois films qui se répondent et se poursuivent à la fois: Moulin Rouge (1952) de John Huston, French Cancan (1954) de Jean Renoir et Can-Can (1960) de Walter Lang. Chacune de ces réalisations reviendra sur les origines de ce mythe de la vie parisienne, autant qu’elle en consacrera le fantasme.

Affiche du film So This is Paris (Les surprises de la TSF) réalisé par Ernst Lubitsch, sorti en 1926
Monte Blue, Lilyan Tashman et André Beranger dans So This is Paris (Les surprises de la TSF, 1961) d’Ernst Lubitsch. Un final très champagne dans un music-hall parisien
Affiche du film The Love Parade (Parade d’amour, 1929) premier film parlant et chantant réalisé par Ernst Lubitsch
Image promotionnelle pour le film The Love Parade (Parade d’amour, 1929) d’Ernst Lubitsch. On y voit des danseuses de cancan, mais aussi des danseuses habillée en coupes/flûtes de champagne !
Début du film The Love Parade (Parade d’amour, 1929) d’Ernst Lubitsch: Paris, la tour Eiffel, le Moulin Rouge, des danseuses de cancan et des bouteilles de champagne Veuve Clicquot!

Les trois films se déroulent dans le Paris de la fin du XIXe siècle, non pas au début du cancan qui naît bien avant, ni même au moment ou le terme de French Cancan fait son apparition, en 1868, mais davantage à l’époque où se construit et s’impose le Moulin Rouge, dans ce Montmartre dont Jean-Pierre Melville devait dire, dans les premières minutes de Bob Le Flambeur (1956) qu’il était à la fois le ciel et l’enfer! Aucun de ces films ne traduit avec justesse l’histoire du cancan ni celle de Montmartre d’ailleurs, ni même de ces bals populaires et cabarets qui marqueront à jamais l’image de Paris. Après tout, ce n’est pas leur rôle. Ils essaient seulement de saisir un peu de cet incroyable esprit de liberté, de création, de fête et de joie qui va se dégager de, et autour de, cette danse populaire dont l’importance et l’impact seront mondiaux. Car, comme le montre très bien Nadège Maruta dans L’incroyable histoire du Cancan, il fut dès le début et durant toute son évolution au cours du XIXe siècle, un symbole d’affirmation et de libération du corps féminin: affirmation festive, esthétique, érotique aussi, mais encore sociale et politique.

Et le champagne dans tout cela? Il est omniprésent! Dans les cabarets, au Moulin Rouge, dans l’imaginaire Cancan (en 1854, le compositeur danois Hans Christian Lumbye composa même le Champagne Galop), autant que dans les films.

Hans Christian Lumbye

Dans Moulin Rouge, John Huston a cherché à rendre, avec peut-être une certaine forme d’outrance hollywoodienne, le côté artistique de la vie parisienne de l’époque. Son film, comme d’ailleurs le roman de Pierre La Mure dont il est tiré, et contrairement à ce que son titre laisse à penser, porte moins sur le Moulin Rouge à proprement parler que sur Toulouse-Lautrec, peintre du Montmartre de la Belle Epoque, des cabarets et des bordels, affichiste du Moulin Rouge et du Divan chinois notamment. Huston, dont l’ambition était que l’on puisse penser que «Toulouse-Lautrec avait réalisé le film», utilisa pleinement les possibilités du technicolor et engagea un photographe à Life Magazine, Eliot Elisofon, pour expérimenter des filtres permettant aux images de retrouver la gamme chromatique de l’artiste français. Reste que dans cette recherche un peu forcée de l’art à tout prix, il en fit trop et se mélangea même littéralement les pinceaux quand, dans une scène, il filma le bar du Moulin Rouge en imitant la dernière toile d’Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergère, sur laquelle figurent plusieurs bouteilles de champagne. Dans le film, c’est du Moet & Chandon qui est servi dans presque toutes les scènes se déroulant au Moulin Rouge. Tout le monde en boit, les bourgeois venus s’encanailler en se délectant des figures audacieuses des danseuses de cancan, mais aussi les danseurs et les danseuses, Jane Avril (jouée par Zsa Zsa Gabor), curieusement beaucoup plus chanteuse que danseuse dans le film, Valentin le Désossé (Walter Crisham), mais surtout la Goulue (Katherine Kath) qui, quand Toulouse-Lautrec lui offre un verre, s’exclame »À condition que ce soit du champagne!» (I only drink Champagne!) avant d’ajouter «du Moët & Chandon», et de préciser «1878», dans la version française, «Vintage», dans la version originale. Une Goulue qui aimait tout particulièrement ce vin effervescent puisque, dans des photos d’époque, on la voit assise avec une flûte de champagne rosé, et à laquelle on prête cette célèbre tirade, un soir où elle vit le Prince de Galles attablé au Moulin Rouge: «Hé Galles! Tu paies le champagne! C’est toi qui régale ou c’est ta mère qui invite?» Seul Toulouse-Lautrec semble ne boire que du cognac, du moins en boit-il, et s’y saoule-t-il même, pour s’oublier. Dans ce drame qui ne tourne jamais à la tragédie, le champagne est toujours l’alcool de la joie, du plaisir, de la fête et de la nuit, et d’un univers saltimbanque qui aura donné au peintre ses véritables moments de bonheur.

Image extraite du film Moulin Rouge (1952) de John Huston
Un bar aux Folies Bergère (1880) peint par Édouard Manet
Zsa Zsa Gabor (Jane Avril) dans Moulin Rouge (1952) de John Huston
Katherine Kath (La Goulue) dans Moulin Rouge (1952) de John Huston

Si Huston voulut filmer comme Toulouse-Lautrec peignait, Jean Renoir, lui, se contenta de faire, avec talent, du… Renoir. Ce qui intéressait celui dont André Bazin devait dire «Il est l’impressionnisme multiplié par le cinéma», c’était non seulement la couleur (qu’il avait déjà pu expérimenter en 1953 avec Le Carrosse d’or) mais aussi la captation du geste. «Les mouvements que j’aime ne sont pas nécessairement produits par des chevaux galopants ou des automobiles roulant dans des ravins, devait-il écrire en 1974. Le geste d’une jeune fille arrangeant sa chevelure me suffit, ou la respiration d’une belle femme dormant nue dans son lit, ou un chat qui, s’étire. Dans French Cancan j’ai essayé quelques mouvements de ce genre, avec Françoise Arnoul trimbalant son panier à linge, avec les petits marchands de la rue de Paris, avec des danseuses s’exerçant.» En 1954, avec French Cancan, film de commande mais qu’il n’aura de cesse de personnaliser, Jean Renoir se replace au centre du paysage cinématographique français. Le Patron, comme le surnomma Jacques Rivette, n’avait plus tourné en France depuis 1939 et La Règle du Jeu. Pour son retour, il réalise une comédie musicale à la française, un «anti-Moulin Rouge», même, selon François Truffaut. «French Cancan correspondait chez moi à un grand désir de faire un film dans un esprit très français, qui puisse être un contact facile et commode, un pont agréable entre moi-même et le public français.» avouera-t-il en 1957 dans les Cahiers du Cinéma. Pour cette production, non pas à l’américaine, mais qui devait concurrencer les films américains, Renoir va pouvoir bénéficier d’un casting de choix. Il retrouve Jean Gabin qu’il a dirigé dans trois films avant-guerre, Les Bas-fonds (1936), La Grande Illusion (1937) et La Bête humaine (1938), mais qui a vieilli et commence tout juste à renouer avec le succès. L’histoire se déroule en 1900 quand Henri Danglard (Jean Gabin) le directeur d’un cabaret à Montmartre, le Paravent chinois, décide de relancer le cancan, sous le nom de «French Cancan», et fait construire une salle de spectacle consacrée à cette danse, Le Moulin Rouge. Si le personnage de Danglard est librement inspiré de Charles Zidler, l’un des fondateurs du Moulin Rouge, il ne faut chercher dans le film aucune vérité historique. Ce qui est importe à Renoir, c’est de saisir l’esprit d’une époque et de donner à voir un spectacle. Nonobstant, le film plonge ses racines dans une réalité sociale à laquelle le réalisateur a toujours été sensible. Ainsi, les danseuses de cancan sont-elles recrutées chez les blanchisseuses qui espèrent sortir de leur condition, puis envoyées chez une ancienne danseuse, Guibole, pour être formées. De même, lorsque Danglard décide de lancer le Moulin Rouge, c’est pour attirer les bourgeois, les encanailler! Le champagne y est la boisson de circonstance. «Et sais-tu ce que je vais leur donner?» demande-t-il à Casimir le Serpentin (qui n’est autre que la figure de Valentin le Désossé, interprété par Philippe Clay) en parlant du Moulin Rouge, avant de répondre: «Du canaille pour millionnaires… L’aventure dans le confort. Des tables de guinguette avec des champagnes de marque et des flonflons de bastringue joués par des virtuoses. Tu ne peux pas savoir quel rêve pour les bourgeois que de s’attabler avec une gigolette sans risquer la vérole et le coup de couteau!» Renoir ira même un peu plus loin encore dans l’utilisation du champagne, prenant le contre-pied des habitudes. Alors que Danglard est ruiné et doit quitter sa chambre d’hôtel, c’est Nini (jouée par Françoise Arnoul), la petite blanchisseuse qui va devenir danseuse de cancan, qui commande du champagne, «Et du meilleur!», pour le séduire et qu’ils fassent l’amour. Dans cette inversion des codes et des normes, des conventions et des convenances, on retrouve quelque chose du monde du spectacle et peut-être plus encore de l’univers du cancan: une certaine forme d’émancipation des femmes, par leur corps, puisque d’objet de convoitise elles deviennent actrices de cette convoitise. Il y a une légèreté qui fait gagner un peu en indépendance.

Affiche du film French Cancan (1954) de Jean Renoir
Jean Gabin dans French Cancan (1954) de Jean Renoir
María Félix et Jean Gabin dans French Cancan (1954) de Jean Renoir
Cours de danse chez Guibole (Lydia Johnson)
Jean Gabin (Henri Danglard) et François Arnoul (Nini) dans French Cancan (1954) de Jean Renoir. Nini, la petite blanchisseuse qui va devenir une danseuse de cancan, a commandé du champagne pour séduire un Henri Danglard ruiné
Les danseuses dans French Cancan réalisent une figure de cancan appelée « La cathédrale »

« Du canaille pour millionnaires… L’aventure dans le confort. Des tables de guinguette avec des champagnes de marque et des flonflons de bastringue joués par des virtuoses. Tu ne peux pas savoir quel rêve pour les bourgeois que de s’attabler avec une gigolette sans risquer la vérole et le coup de couteau! »

Henri Danglard dans French Cancan (1954) de Jean Renoir

Chahut et champagne au Moulin Rouge dans French Cancan (1954) de Jean renoir

Le corps, la sexualité et l’interdit sont au cœur de Can-can de Walter Lang, une comédie musicale un peu fatiguée, mais qui s’appuie sur une partition de Cole Porter et a au moins le mérite de mettre en scène les interdictions qui frappèrent le cancan, le rôle de la police qui veillait dans les bals à ce que les bonnes mœurs soient respectées, et que l’on pouvait parfois corrompre, les arrestations et emprisonnement des chahuteuses qui osaient danser seules, sans la conduite d’un homme, et qui proposaient, en outre, des chorégraphies bien trop libres. Car, et on peut regretter que le film ne fasse que l’effleurer, le cancan était une danse sulfureuse – et de ce fait bien plus politique qu’on ne le pense – qui allait contre les interdits moraux de l’époque, n’hésitant pas à railler l’armée, l’église ou même la bourgeoisie, bref à tourner en dérision les institutions bien-pensantes de la Troisième République. Une des figures, «le port d’armes», consistait à tenir la jambe en l’air pour imiter le port du fusil au repos, une autre était appelée la «cathédrale», une autre encore, «les cloches»… Ce que Walter Lang réussit par moments à montrer, c’est l’hypocrisie de la société avec des bourgeois, magistrats de bonne moralité, qui aiment venir se perdre dans ces boîtes de nuit, y boire du champagne, du Cordon Rouge, en espérant voir les filles danser le cancan, mais qui refusent que ces mêmes danseuses puissent pénétrer leur monde. Car le champagne appartient aux deux mondes: il est la boisson des réceptions mondaines autant que celle des nuits interdites, et à tout moment il est aisé, avec une bouteille, de basculer de l’un à l’autre. C’est ce qui se produit quand, dans une réception donnée en l’honneur de l’annonce de ses fiançailles avec le juge Philippe Forrestier (interprété par Louis Jourdan), Simone Pistache (Shirley MacLaine), la directrice et meneuse de revues du cabaret Bal du Paradis à Montmartre, se lance dans une chanson et une chorégraphie effrénée, autant que maladroite. Elle attrape une bouteille et en fait jaillir le champagne en l’ouvrant serrée entre ses cuisses. Cette sexualisation la met alors à l’écart de cette «haute et convenable société» dans laquelle elle se sentait mal à l’aise. Lorsque, plus tard, le juge essaiera de la reconquérir, ce sera en lui offrant la plus grande bouteille qu’il aura pu trouver chez Maxim’s, un magnum de Cordon Rouge, et en jouant finalement à n’être pas celui qu’il est vraiment, en se donnant des airs populaires. Mais c’est finalement à François Durnais (Franck Sinatra), un avocat malin, marron aussi, on pourrait presque dire mafieux, qu’elle cédera. La morale est sauve!

le port d’armes
Shirley MacLaine fait jaillir le champagne de la bouteille dans Can-Can de Walter Lang

Elle le sera moins, pour notre plus grand plaisir, dans Victor Victoria (1982) réalisé par Blake Edwards, qui nous transporte dans le Paris des années 30, un Paris que les Américains associent au plaisir et à une sexualité sans limites. Dans ce Paris des music-halls et des boîtes de nuit gay, on danse bien sûr, on fait la fête, et on boit du champagne en tombant amoureux du Comte Victor Grazinski (Julie Andrews) faux travesti et vraie chanteuse à la voix si éclatante et si pure qu’elle casse les verres en cristal et brise les bouteilles de champagne. On retrouvera encore cette liberté de ton dans une comédie française bien plus récente, Chouchou (2003) réalisé par Merzak Allouache, où Choukri dit Chouchou (Gad Elmaleh) sert du champagne Chanoine à l’Apocalypse un cabaret pour travestis de Montmartre. Il y rencontre Stanislas de la Tour-Maubourg (Alain Chabat) qu’il finira par épouser, du moins symboliquement. Mentionnons, enfin, le long métrage d’animation Un monstre à Paris (2011) réalisé par Bibo Bergeron, qui se déroule en 1910 à Paris et où, au cabaret L’Oiseau rare dans lequel Lucile se produit avec le mystérieux Francoeur, le champagne coule à flot!

Affiche du film Victor Victoria (1982) réalisé par Blake Edwards
Julie Andrews dans Victor Victoria (1982) de Blake Edwards
Robert Preston, Julie Andrews, James Garner et Alex Karras dans Victor Victoria (1982) de Blake Edwards
Affiche du film Chouchou (2003) réalisé par Merzak Allouache
Gad Elmaleh dans Chouchou (2003) réalisé par Merzak Allouache
Affiche du film Un monstre à Paris (2011) réalisé par Bibo Bergeron

De coulisses en tournées: champagne forever !

Enfin il y a les coulisses et les tournées. Bref, non plus ce qui se montre sur scène, mais ce qui se cache derrière le rideau. Cette vie des artistes de cabarets et music-hall a fait l’objet de plusieurs films qui à chaque fois montrent la réalité de cette industrie du spectacle, ses travers souvent, ses difficultés, sa violence parfois, comme ses moments de grâce et de poésie. Le champagne semble y être la seule véritable boisson, comme s’il ne pouvait y avoir de différence entre ce qui se boit dans la salle durant le spectacle et ce qui se boit une fois celui-ci terminé.

Dans The Killing of a Chinese Bookie (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976) de John Cassavetes, c’est avec du Dom Pérignon que Cosmo Vitelli (interprété par Ben Gazzara), le patron du Crazy Horst West, un petit cabaret sans relief de la banlieue de Los Angeles, accueille ses «girls» pour les amener en soirée, où elles ne boiront d’ailleurs que du champagne. Et dans Tournée (2010) réalisé par Mathieu Amalric, qui s’inspire du roman de Colette, L’Envers du music-hall (1913), et fait référence à plusieurs reprises au film de Cassavetes, le champagne semble être la seule boisson bue par la troupe d’artistes américaine de New burlesque dont on suit les pérégrinations de boîtes de nuit en boîtes de nuit, et de port en port, dans l’Ouest de la France. Joachim Zand (Mathieu Amalric), le producteur et organisateur de cette tournée, même acculé financièrement, continue à leur en proposer, hôtel après hôtel, dans les coulisses, durant les répétitions, à la fin des spectacles… À l’inverse du Cosmo Vitelli de Cassavetes, qui meurt, et dont il est un lointain double, Zand trouvera la rédemption dans l’amour grâce à Miranda Colclasure (interprétée par la danseuse de cabaret, Mimi Le Meaux), mais la tournée sera un échec. Dans une dernière scène de vérité extrêmement touchante qui se déroule dans un hôtel sans charme à moitié vide, c’est en buvant de la bière, mais surtout du Veuve Clicquot à même le goulot, qu’il parvient à annoncer cet échec à sa troupe avec laquelle jamais il n’aura été autant en osmose. Enfin, il y a Showgirls (1995) de Paul Verhoeven, probablement le film le plus violent sur le milieu du music-hall, un film devenu culte après avoir été massacré par la critique à sa sortie. Dans le Las Vegas des boîtes de nuit et des clubs de danse, qu’ils soient miteux ou renommés, il ne reste plus rien du rêve américain. Coups et coups bas, abus, viols et violences, tel est le quotidien de ces show girls qui veulent atteindre le haut de l’affiche. Il ne reste plus rien que l’illusion d’appartenir au monde doré et magique du showbiz. Un fantasme savamment entretenu par le bling-bling, les paillettes des costumes et les coupes de champagne que l’on vide. Ainsi Cristal Connors (magnifiquement interprétée par Gina Gershon), vedette dont on sait qu’elle est sur le point de chuter, boit-elle systématiquement du Cristal Roederer comme pour donner à son personnage un éclat qu’il n’a sans doute même jamais eu! Être ou ne pas être une star?

Affiche du film The Killing of a Chinese Bookie (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976) réalisé par John Cassavetes
Affiche du film Tournée (2010) réalisé par Mathieu Amalric
Affiche du film Showgirls (1995) réalisé par Paul Verhoeven

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