Dans la nuit historique du 23 octobre 1927, la voix nasillarde d’Al Jolson creva l’écran. Les ondes sonores de Mammy eurent un effet aussi dévastateur que des ondes sismiques. Un tremblement de terre d’une amplitude inégalée secoua le monde du spectacle. L’écran muet s’était retrouvé du jour au lendemain nanti d’un larynx ! Hollywood trembla sur ses bases. Les fous prirent en main l’asile.
Frank Capra
Pétillant (sparkling) ! Tel est probablement le mot qui a été – et est toujours – le plus couramment utilisé pour caractériser les comédies réalisées aux USA depuis les années 1930 jusqu’à la fin des années 1940, et plus spécifiquement le genre des screwball comedies, enfin pour parler des acteurs et plus encore des actrices qui s’y sont révélé·e·s. « Le film est hautement sophistiqué et pétillant grâce au travail d’orfèvre de Georges Cukor » lisait-on en 1940 dans le magazine Variety pour la sortie de The Philadelphia Story (Indiscrétions); et en 1983, lors d’un gala donné en l’honneur de l’actrice Claudette Colbert, par la Film Society, son président Alfred R. Stern la décrivait en ces termes «la plus adroite et la plus pétillante des actrices de cinéma». Une grammaire de l’effervescence donc, pour particulariser ces films drôles, piquants, vifs, rapides, où les dialogues fusent – une grammaire qui n’est pas étrangère au fait que le champagne y est présent, parfois simple élément de décor, mais plus souvent, muni d’un véritable rôle.


Screwball: du base-ball au cinéma
La screwball comedy est sans aucun doute un genre à part entière, dont on considère qu’il naît en 1934 avec trois films: It Happened One Night (New York-Miami) de Frank Capra avec Claudette Colbert et Clark Gable, Twentieth Century (Train de luxe) d’Howard Hawks avec Carole Lombard et John Barrymore et The Thin Man (L’introuvable) de W. S. Van Dyke avec Myrna Loy et William Powell, et se termine en 1949 avec Adam’s Rib (Madame porte la culotte) de Georges Cukor avec Katharine Hepburn et Spencer Tracy… Un genre qui est peut-être aussi le premier genre cinématographique authentiquement américain. L’expression screwball est d’ailleurs étroitement liée à la culture sportive américaine puisqu’en base-ball, elle sert non seulement à désigner un lancer de balle inhabituel, fourbe, qui a pour but de tromper le batteur, mais encore à décrire le jeu et le comportement, facétieux et excentriques, de certains des joueurs de l’équipe des Saint Louis Cardinals qui remporta – en 1934 – les World Series. C’est ce que nous révèle l’historien du cinéma, Grégoire Halbout, qui ajoute : « Le terme désigne donc à la fois un joueur excentrique et tout lancer de balle qui décrit une courbe inattendue ou inhabituelle. D’entrée, l’étymologie permet de cerner l’état d’esprit qui s’instaure autour du terme screwball en indiquant, selon les circonstances, un mouvement particulièrement tordu, au sens propre comme au sens figuré, d’autant qu’il est le plus souvent le fait de joueurs gauchers, ainsi qu’une personnalité excentrique. »


Ces comédies d’un genre nouveau sont portées par une génération tout aussi nouvelle de réalisateurs, tels Frank Capra (1897-1991), Howard Hawks (1896-1977), Georges Cukor (1899-1983), Gregory La Cava (1892-1952), Leo McCarey (1898-1969), Mitchell Leisen (1898-1972), W. S. Van Dyke (1889-1943), George Stevens (1904-1975), Norman Z. McLeod (1898-1964). Elles sont aussi servies par des scénaristes restés célèbres : Ben Hecht (1894-1964), Sidney Buchman (1902- 1975), Robert Riskin (1897-1955), Donald Ogden Stewart (1894-1980), et Charles Brackett (1892-1969), dont certains passeront à la réalisation pour livrer quelques perles tardives de la screwball. On pense ainsi à Garson Kanin (1912-1999) pour My Favorite Wife, 1940, mais surtout à Preston Sturges (1898-1959) pour The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941), Sullivan’s Travels (Les voyages de Sullivan, 1941) ou The Palm Beach Story (Madame et ses Flirts, 1942), et à Billy Wilder (1906-2002) pour The Major and the Minor (Uniformes et jupons courts, 1942) et Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud, 1959). Elles naissent sur les décombres d’un cinéma burlesque qui supporta très mal le passage au parlant, et qui allait quasiment disparaître sous la forme de films pour se réincarner dans le dessin animé. Frank Capra fut gagman et scénariste pour Mack Sennett à la Keystone avant de travailler pour Harry Langdon; Gregory La Cava commença sa carrière comme dessinateur de cartoons avant de réaliser des films pour W.C. Fields; Leo McCarey débuta chez le producteur Hal Roach et fut considéré comme l’un de ceux qui ont lancé le duo Laurel et Hardy, réalisant plusieurs courts métrages muets avant de tourner pour les Marx Brothers; George Stevens collabora avec McCarey comme directeur de la photographie sur des Laurel et Hardy; enfin Norman Z. McLeod tourna au début des années 1930 plusieurs Marx Brothers. Du burlesque, tous conserveront la vitalité, la recherche d’un rythme extrêmement soutenu dans la réalisation, d’un mouvement permanent mais désormais entretenu par des dialogues incessants, spontanés, parfois improvisés. En revanche, ces comédies purement américaines vont résolument s’éloigner de leurs sœurs «à l’européenne», un peu trop sophistiquées, qui mettent en scène une aristocratie appartenant au passé et au Vieux monde. Car si de nombreuses screwball comedies ressemblent à des contes de fées, elles sont aussi résolument démocratiques et ancrées dans la situation politique, économique et sociale des USA. À bien des égards, elles proposent un miroir amusant, mordant, un peu idyllique parfois, optimiste du moins, dans une période difficile marquée par la Grande Dépression, d’une société américaine qui croit, et à besoin de croire, à son union, à un mode de vie marqué par le brassage des classes, des conditions et des statuts, et à l’idée que tout est toujours fondamentalement possible. Du coup, même si la plupart de ces comédies mettent en scène des milieux aisés, voire très aisés, car il faut bien faire rêver, ceux-ci ne sont jamais déconnectés de l’ensemble du corps social. Il y a toujours au moins un personnage issu d’un autre milieu qui sert à rapprocher les conditions, n’hésitant pas pour cela à critiquer durement et à s’opposer à un certain capitalisme proprement égoïste, pour produire une unité, du moins un mélange social qui se révèle salvateur. Bref, pour le dire vite, le champagne n’est jamais complètement réservé à une élite de sang ou d’argent, il se partage.
Frank Capra en 1934 Howard Hawks en 1934 avec Carole Lombard et John Barrymore George Cukor Gregory La Cava Leo McCarey Mitchell Leisen W. S. Van Dyke George Stevens Norman Z. McLeod
Ben Hecht Sidney Buchman Robert Riskin et Frank Capra Donald Ogden Stewart Billy Wilder et Charles Brackett Garson Kanin et Spencer Tracy (de dos) Preston Sturges avec Henry Fonda et Barbara Stanwick sur le tournage de The Lagy Eve (1941)

Deux faits, encore, permettent de comprendre certaines spécificités proprement américaines de ces comédies des années 30.
Fin de la prohibition: champagne!
Le premier est la ratification, le 5 décembre 1933, du XXIe amendement de la Constitution des États-Unis qui mettait fin à la prohibition instaurée depuis 1919. Désormais, on pouvait boire sur le sol américain, y compris dans les films! Auparavant, c’était plus compliqué. Ainsi, dans The Divorcee (La Divorcée) réalisé par Robert Z. Leonard, une comédie de couple qui évolue dans un milieu jeune et aisé new-yorkais, tant que l’action se déroule aux USA on ne voit jamais les personnages boire de l’alcool, quand bien même certains paraissent passablement éméchés. Il faut attendre la fin du film, à Paris, pour voir Jerry Bernard Martin (interprétée par Norma Shearer) boire du champagne et reconquérir son ex-mari, auquel elle pardonne tout, notamment son infidélité. À l’inverse, à peine un an après la fin de la prohibition les spectateurs virent apparaître à l’écran un drôle de couple de détectives américains, Nick et Nora Charles (magnifiquement interprétés par William Powell et Myrna Loy), qui passent la plus grande partie de leur temps à boire divers cocktails, ou encore du champagne. L’adaptation du tout dernier roman éponyme de Dashiell Hammett, The Thin Man (L’Introuvable, 1934) par W. S Van Dyke, fera un tel malheur au box-office qu’on retrouvera les mêmes personnages, toujours aussi amoureusement alcoolisés, dans cinq suites.


Une autre conséquence de la fin de la prohibition sur les comédies américaines est le passage d’une marque de champagne à une autre. Dans Grand Hotel (1932), réalisé par Edmund Goulding, et dans Reunion in Vienna (Une soirée à Vienne,1933), réalisé par Sidney Franklin, deux films tournés avant la fin de la prohibition et encore très européens puisqu’ils se déroulent respectivement dans un palace berlinois et dans un palais viennois lors d’une soirée très aristocratique, on boit du champagne Veuve Clicquot (du Veuve Clicquot 1911 dans Reunion in Vienna). Si la marque Piper-Heidsieck fut mise en avant moins d’un mois après la fin de la prohibition dans des photographies publicitaires pour Sons of the Desert (Les Compagnons de la Nouba, 1933), un Laurel et Hardy réalisé par William A. Seiter, et si Katharine Hepburn descend une bouteille de Charles Heidsieck dans Sylvia Scarlett (1935) de Georges Cukor (dont il faut souligner néanmoins que l’action se passe en Angleterre), c’est surtout la marque G. H. Mumm qui s’impose à partir de 1937 dans les screwball comedies: Cary Grant, en passe d’en devenir l’acteur phare, boit du Cordon Rouge dans Topper (1937) de Norman Z. McLeod et The Awful Truth (Cette sacrée vérité, 1937) de Leo McCarey, et un Mumm 1921 dans My Favorite Wife (Mon épouse favorite, 1940) de Garson Kanin. Enfin, dans The Philadelphia Story (Indiscrétions, 1940) de George Cukor, ce sont Katharine Hepburn et James Stewart qui éclusent les coupes, voire les bouteilles, de Mumm Extra Dry. En 1941, James Stewart remporta l’oscar du meilleur acteur pour son interprétation de l’écrivain et journaliste Macaulay Connor. Il est fort à parier que la scène d’ivresse, où on le voit une bouteille de Mumm à la main, improviser un magistral hoquet devant un Cary Grant tout près d’en rire, ne fut pas étrangère à cette récompense! La présence de la marque Mumm dans les comédies américaines dans la seconde moitié des années 1930 n’a en fait rien de bien étonnant. Première marque de champagne aux USA depuis 1875, frappée de plein fouet par la prohibition, on remarque, en en consultant les archives, qu’elle n’a pourtant jamais cessé totalement d’envoyer des bouteilles aux USA durant cette période. Par exemple en 1924, n’y sont officiellement exportées que 2784 bouteilles, auxquelles il faut en ajouter 211 317, considérées comme «à destination probable des États-Unis». Le lien ne fut donc jamais rompu et, une fois la prohibition abolie, les réseaux qui avaient fait la force de Mumm avant la Première Guerre mondiale furent réactivés sans doute très rapidement et très facilement. En 1937, ce sont 364000 bouteilles qui y furent vendues. Dans Once Upon a Time in America (Il était une fois en Amérique, 1984), Sergio Leone ne s’y est pas trompé lorsqu’il filme la fête donnée pour enterrer la prohibition dans un speakeasy mafieux de New York, arrosée et encadrée par des magnums de Cordon Rouge.

lionel barrymore, Joan Crawford et John Barrymore boivent du Veuve Clicquot On sert une coupe de champagne à Joan Crawford dans Grand Hôtel (1932)
Affiche du film Reunion in Vienna (Une soirée à Vienne, 1933) réalisé par Sidney Franklin On y boit du champagne Veuve Clicquot 1911


Dennie Moore, Katharine Hepburn, Edmund Gwenn et Cary Grant dans Sylvia Scarlett (1935) Katharine Hepburn y boit du Charles Heidsieck



Dans ce film Cary Grant se révèle totalement Cary Grant et Irene Dunne célèbre leur divorce avec une coupe de Cordon Rouge

Leon Belasco en serveur ouvre une bouteille de Mumm 1921… pour Cary Grant et Gail Patrick qui se préparent à le boire, ou pas…



Un code pour le contourner
Le second fait est tout simplement le système de censure, ou plus exactement d’autocensure qui fut mis en place à Hollywood en 1930, et réellement appliqué à partir de 1934, plus connu sous l’appellation de code Hays, du nom du sénateur William Hays, président de la Motion Pictures Producers and Distributors Association, qui fut chargé d’en établir les principes et de les faire respecter. Ce code était la réponse des studios aux scandales ayant ébranlé, tout au long des années 1920, le milieu du cinéma. Notamment, l’affaire Arbuckle, encore dans toutes les mémoires (Roscoe Arbuckle, une des plus grandes stars du burlesque fut soupçonné d’avoir tué, en 1921, la jeune actrice Virginia Rappe lors d’une soirée de débauche). Pour éviter que le public s’en détourne, et sous la pression de la Ligue pour la vertu et d’associations religieuses, il fallait à tout prix moraliser le cinéma, ou du moins en donner l’impression. D’abord, dans un tout petit milieu marqué par un commérage omniprésent, saturé de bruits et de rumeurs, et où tout finissait par se savoir, le comportement des célébrités se devait d’être irréprochable. Ou tout du moins, une extrême discrétion leur était demandé au risque de voir brisée leur carrière. Mais plus encore, comme on attribua au cinéma un impact et un rôle éducatif capitaux, le contenu des films devait respecter un certain nombre de valeurs morales. Ainsi ne pouvait-on se moquer de la religion et des croyances, ni davantage de la patrie et des institutions, et il était tout simplement impensable de porter atteinte sous quelque forme que ce soit à l’image du drapeau américain. De même, l’indécence était-elle interdite, dans les sujets comme dans leur traitement, et il fallait proscrire toute forme de vulgarité notamment dans les dialogues. La violence et la brutalité étaient bannies et il était hors de question de faire l’apologie du crime et des criminels. Officiellement, l’alcool et la consommation de spiritueux étaient dans le viseur des censeurs, mais le contrôle fut bien plus lâche que pour les autres sujets. De fait, il se trouve qu’on buvait beaucoup dans les films de cette période, et presque toujours, même, dans les comédies. Mais c’est assurément la question de la sexualité qui fit l’objet d’une attention toute particulière de la part de l’administration du code. Outre que la nudité était totalement proscrite à l’écran, les rapports femmes/hommes furent extrêmement codifiés avec tout un ensemble de d’interdictions souvent très précises: aucune représentation de la sexualité, ni même une trop grande suggestion… Mais des baisers écourtés, dont il ne fallait pas qu’ils durent plus de 30 secondes, des chambres conjugales avec des lits jumeaux, des relations hors mariage à peine évoquées, et surtout extrêmement contrôlées, enfin des relations adultères, parfois tolérées pour le déroulement de l’histoire, en fait pour mieux les condamner, etc. Car dans l’esprit comme dans la lettre, le code Hays, entendait à tout prix sauvegarder et glorifier le mariage et la famille.
Le code Hays William Harrison Hays, président de la Motion Picture Producers and Distributors of America, en 1938 au Sénat
Les scénarios étaient passés au crible par les équipes de l’administration du code, discutés, négociés, avec les studios, les producteurs et parfois les réalisateurs et les scénaristes eux-mêmes qui firent alors preuve d’une imagination sans précédent pour contourner la censure tout en la respectant. Un cinéma par ellipses se mit en place, fait de clins d’œil, de jeux de mots, de seconds degrés, et de regards complices, dans lequel le moindre détail avait son importance et le moindre objet pouvait être détourné symboliquement de sa fonction première. Ainsi naquirent les screwball comedies! Des comédies qui avaient comme particularité d’être des comédies de couple, où se posait la question de la place de la femme, de ses attentes, ses envies, ses aspirations, et qui ne cessèrent de questionner le mariage, non pour l’abandonner mais pour le renégocier, lui redonner du sens et le redéfinir. Des «comédies du remariage» comme les a désignés le philosophe Stanley Cavell, construites sur un schéma toujours sensiblement similaire : un couple, qui commence par se séparer ou par se détester, et qui finit par s’aimer ou se retrouver, voire se remarier. Des comédies également qui instaurent et consacrent un co-star system avec des actrices tout aussi importantes que leurs homologues masculins car elles placent au cœur de leur narration un face-à-face entre les femmes et les hommes (on parla parfois de bataille des sexes), avec des personnages féminins qui font toujours preuve d’une grande liberté personnelle, d’une autonomie professionnelle et d’une forte personnalité. Tous ces films s’articulaient autour d’un duo : une actrice et un acteur. Les Cary Grant, James Stewart, Spencer Tracy, Melvyn Douglas, William Powell, Joel McCrea, Henry Fonda ou Clark Gable partageaient réellement le haut de l’affiche avec les Claudette Colbert, Carole Lombard, Irene Dunne, Katharine Hepburn, Rosalind Russell, Jean Arthur, Myrna Loy, ou encore Barbara Stanwyck.

Katharine Hepburn, John Howard, Cary Grant, James Stewart prennent la pose pour The Philadelphia Story (1940) de George Cukor William Powell, Jean Harlow, Myrna Loy et Spencer Tracy mettent en avant Libeled Lady (1936) de Jack Conway

Joel McCrea, Mary Astor, Claudette Colbert et Rudy Vallee dans The Palm Beach Story (1942) de Preston Sturges Deux Barbara Stanwyck viendront à bout d’un Henry Fonda dans The Lady Eve (1941) de Preston Sturges

Carole Lombard et John Barrymore dans Twentieth Century (1934) d’Howard Hawks Rosalind Russell et Cary Grant dans His Girl Friday (1940) d’Howard Hawks


Des comédies, enfin, dans lesquelles le champagne obtint souvent un véritable rôle narratif, parfois essentiel, plus encore que tout autre alcool peut-être, que la bière par exemple (The Lady Eve, Joy of Living, They All Kissed the Bride), le martini (The Thin Man, I Meet him in Paris) ou encore les cocktails (dont certains contiennent du champagne comme dans Arise, My Love, 1940, de Mitchell Leisen où Claudette Colbert et Ray Milland boivent une drôle de mixture: du sirop de menthe arrosé de champagne).







Sparkling comedies
Le champagne figure incontestablement dans beaucoup de ces comédies en tant qu’élément de décor, pour l’ambiance. L’histoire, une partie du moins, se déroulant régulièrement dans des milieux aisés, ou dans des endroits fréquentés la plupart du temps par la bourgeoisie new-yorkaise (restaurants, clubs, hôtels), il n’est pas rare de croiser des coupes ou des bouteilles ici ou là. Dans Vivacious Lady (Un mariage incognito, 1938) de George Stevens, la première fois que Peter Morgan (James Stewart) remarque, et se fait remarquer de Francey (Ginger Rogers), c’est en renversant un seau à champagne dans la boîte de nuit où elle se produit. Mentionnons aussi The Lady Eve (Un cœur pris au piège, 1941) de Preston Sturges où l’on voit Barbara Stanwyck en commander sur un luxueux paquebot, The Palm Beach Story (Madame et ses flirts, 1942), du même Preston Sturges, où Claudette Colbert, Joel McCrea, Mary Astor, Rudy Vallee et Sig Arno en boivent lors d’une très chic soirée dansante, The Talk of the Town (La Justice des hommes, 1942) de George Stevens, où pour la faire parler Ronald Colman invite Glenda Farrell au restaurant, fait mine de la séduire en lui offrant du champagne, etc. Il en va de même dans You Can’t Take It With You (Vous ne l’emporterez pas avec vous, 1938), réalisé par Frank Capra, où les bouteilles de champagne font partie d’une scène qui se déroule dans un grand restaurant et au cours de laquelle la riche et puissante famille de Tony Kirby (James Stewart) va pour la première fois croiser Alice Sycamore (Jean Arthur) dont il est épris mais qui n’est qu’une petite secrétaire. Plus généralement, plus la comédie sera populiste, c’est-à-dire épousera, ou retrouvera, le point de vue des petites gens, plus le champagne jouera un rôle anecdotique, la plupart du temps pour souligner la richesse ou le pouvoir de quelques personnes. C’est particulièrement vrai dans les comédies de Capra. Ainsi quand il réalise Mr. Smith Goes to Washington (Monsieur Smith au Sénat, 1939), ne fait-il boire du champagne qu’aux représentants de lobbies et aux politiciens corrompus qui pensent, à tort pourtant, avoir gagné la partie contre Jefferson Smith, ce monsieur tout-le-monde, ce naïf vertueux devenu représentant, un peu par hasard, des gens normaux. C’est un peu différent dans M. Deeds goes to Town (L’extravagant M. Deeds) tourné trois ans plus tôt. Ce film oscille entre une comédie populiste, dans laquelle Longfellow Deeds (Gary Cooper) veut consacrer la fortune qu’il vient d’hériter à aider son prochain, et une screwball comedy où le même Deeds s’éprend d’une journaliste, Louise «Babe» Bennett (Jean Arthur), qui lui ment d’abord sur sa véritable identité (elle est chargée d’un reportage sur lui) avant de succomber elle-même. Dans une scène pivot, Longfellow se prépare à recevoir Louise pour un dîner au cours duquel il compte se déclarer. Avec son majordome, il vérifie que tout est prêt pour cette grande soirée, que le champagne est bien au frais dans son seau, etc. Ce n’est pourtant pas Louise qui le boira. Informé de la véritable identité de la journaliste, Longfellow annulera le dîner, et décidera au contraire de se consacrer à ceux que l’on appelait alors les little men (les petits, les sans-grades) et les forgotten men (les pauvres, les chômeurs) auxquels il veut donner une nouvelle chance. C’est l’un d’entre eux, d’ailleurs, qui, venu crier son désespoir, sera invité par Longfellow Deeds à profiter du repas somptueux et à boire le champagne.
Affiche du film Vivacious Lady (1938) de George Stevens Ginger Rogers et James Stewart dans Vivacious Lady (1938) de George Stevens

Claudette Colbert et Rudy Vallée Sig Arno
Ronald Colman offre du champagne à Glenda Farrell Affiche du film You Can’t Take It With You (1938) réalisé par Frank Capra James Stewart invite Jean Arthur dans un restaurant newyorkais huppé Affiche du film Mr. Smith Goes to Washington (1939) de Frank Capra Seuls les puissants, les lobbyistes et les corrompus boivent du champagne


À l’inverse, plus on tombe dans une comédie de couple, une «comédie du remariage» ou une comédie romantique sophistiquée, plus la place et le rôle dévolus au champagne ont des chances d’augmenter avec, dans le meilleur des cas, au moins une scène essentielle au cours de laquelle les protagonistes en boivent et se révèlent.
Les films d’Ernst Lubitsch en sont l’illustration. Déjà dans Trouble in Paradise (Haute Pègre, 1932), le champagne servait-il à forcir les traits romantiques et un peu romanesques de la personnalité de l’escroc Gaston Monnescu (Herbert Marshall) qui, à Venise, voulait que la lune se reflétât dans les coupes; ou ceux d’une Mme Collet (Kay Francis), riche célibataire, objet de toutes les convoitises, mais éprise d’amour et de liberté, qui, une coupe à la main, s’exclame «marriage is a beautiful mistake which two people make together» (le mariage est une merveilleuse erreur que deux personnes font ensemble). Mais c’est surtout dans Bluebeards Eight Wife (La huitième femme de Barbe-Bleue, 1938) et dans Ninotchka (1939) qu’il acquiert un rôle déterminant dans un processus de séduction. Dans le premier, une comédie loufoque pleine de rebondissements, Gary Cooper campe un millionnaire, Michael Brandon, sept fois divorcé, qui vient d’épouser Nicole de Loiselle (Claudette Colbert), laquelle continue à se refuser à lui car elle ne veut pas être une femme parmi d’autres. Dans une scène de «réconciliation», Nicole accepte de dîner avec Michael à condition qu’il n’essaie pas de la séduire. Pourtant le champagne faisant effet, elle est sur le point de céder, avant in extremis de se reprendre et de le repousser. Dans Ninotchka le champagne sera en revanche décisif. C’est grâce à lui que la camarade Nina Ivanovna Yakouchova (Greta Garbo) achève de se transformer, en Ninotchka, en femme, amoureuse du comte Léon d’Algout (Melvyn Douglas). Des critiques verront même dans cette scène où, d’abord grimaçante puis rayonnante, elle boit du champagne pour la toute première fois, en déclarant «It’s funny to look back. I was brought up on goat’s milk. I had a ration of vodka in the army, and now champagne.» (C’est bizarre le cours d’une vie. Quand j’étais petite je buvais du lait de chèvre. Ensuite, la ration de vodka, l’armée. Et voici le champagne.), une métaphore de la perte de virginité. Cinéaste de la suggestion, qui aimait laisser deviner ou imaginer sans jamais trop en montrer, Ernst Lubistch était sans aucun doute un des réalisateurs les plus à même de contourner avec élégance les interdits du code Hays, voire de les retourner à son avantage. On retrouvera cette utilisation de la puissance séductrice du champagne chez d’autres cinéastes, comme par exemple dans deux comédies romantiques de Leo McCarey, Love Affair (Elle et lui, 1939), avec Irene Dunne et Charles Boyer, et son remake, qu’il réalisera en 1957, An Affair to Remember (Elle et lui), avec Deborah Kerr et Cary Grant. Dans les deux cas, c’est du champagne rosé qui est commandé pour incarner un idéal de vie :«Don’t you think that life should be gay and bright and bubbly like champagne?» demande Cary Grant à Deborah Kerr dans la version de 1957, «I like pink champagne» répond-elle, et, lui, de conclure «Yes, that’s the kind I mean, pink champagne». À chaque fois, ce champagne rosé sert à rapprocher les amants pour que la séduction opère. En 1939, à la sortie de Love Affair, les restaurants américains durent faire face à un afflux de demandes pour du « pink champagne » !




Gary Cooper et Claudette Colbert le champagne manque de la faire céder à ses avances


C’est bizarre le cours d’une vie. Quand j’étais petite je buvais du lait de chèvre. Ensuite, la ration de vodka, l’armée. Et voici le champagne.
Greta Garbo dans Ninotchka
Affiche du film Love Affair (1939) de Leo McCarey Charles Boyer et Irene Dunne lancèrent la mode du Pink Champagne aux USA Affiche du film An Affair to Remember (1957) de Leo McCarey Deborah Kerr
Un autre cas de figure se présente lorsque le champagne, bien que toujours lié au registre de la séduction, de l’attirance et de la conquête, va être utilisé d’une manière tordue, bizarre, inversée ou contrariée. Dans Mr and Mrs Smith (Joies matrimoniales, 1941), une des rares comédies tournées par un Alfred Hitchcock qui devait plus tard avouer à François Truffaut qu’il ne comprenait rien aux personnages de ce type de film et qu’il n’avait accepté de le réaliser que par amitié pour Carole Lombard, on trouve une séquence plutôt réussie, et typique de l’esprit screwball, au cours de laquelle David Smith (Robert Montgomery) accompagne sa femme, jouée par Carole Lombard, vers leur chambre, une bouteille de champagne à la main. Très sensuellement, avec une gourmandise à peine voilée laissant affleurer un certain érotisme, il la tourne et la retourne dans la glace pour la rafraîchir, suggérant une soirée qu’il espère enflammée. Mais rien ne se passera comme prévu, et lorsqu’il se prépare à la rejoindre dans la chambre conjugale, Carole Lombart se refuse à lui: éclats de voix, glace renversée, bouteille brisée, et David, tout simplement mis à la porte de chez eux. Le champagne ne sera pas bu, le couple se sépare! Quelques années plus tard, Hitchcock en fait un usage assez proche avec Notorious (Les Enchaînés, 1946), où la bouteille de champagne achetée par T.R. Devlin (Cary Grant) pour Alicia Huberman (Ingrid Bergman) ne sera pas ouverte, Alicia acceptant, à la demande des services secrets américains, mais sans doute plus par défi et par dépit que par devoir, de se marier avec Alexander Sebastian (Claude Rains) pour l’espionner. Le message serait donc qu’il faut consommer le champagne pour consommer le mariage ou l’amour. Dans Adam’s Rib (Madame porte la culotte, 1949) de George Cukor, si le champagne n’est ouvert qu’à la fin du film il remplit en revanche une triple fonction : il est débouché par Amanda Bonner (Katharine Hepburn), une avocate et femme de tête, pour fêter le procès qu’elle vient de remporter et qui l’opposait à son mari Adam Bonner (Spencer Tracy), le procureur ; cette bouteille donne ensuite l’occasion à Kip Lurie (David Wayne), un ami du couple, de profiter de sa brouille avec Adam pour tenter de séduire Amanda ; enfin, c’est à ce moment qu’Adam choisit de rentrer au domicile conjugal et fait mine de surprendre Amanda dans les bras de Kip (dont elle essaye de se dégager) une coupe à la main! Bref, une même bouteille est tirée à hue et à dia, utilisée de toutes les manières possibles, dans tous les sens, au cœur d’une séquence totalement chaotique et déjantée ! Évoquons encore les films où le champagne ne sert plus, comme il se doit, à célébrer un mariage mais plutôt un divorce. C’est ce qui se produit dans un chef d’œuvre du genre : The Awful Truth (Cette sacrée vérité, 1937) réalisé par Leo McCarey, où Irene Dunne et Cary Grant partagent une demi-bouteille de Cordon Rouge. Le divorce n’étant jamais que l’occasion de se reconquérir, la coupe qu’ils boivent leur paraît amère et se refusant de s’en tenir à cette expérience gustative négative, Cary Grant propose d’en ouvrir une seconde bouteille, comme s’il fallait se donner une seconde chance. Deux ans plus tard, dans le premier film comportant une distribution exclusivement féminine, The Women (Femmes, 1939) réalisé par Georges Cukor, Paulette Goddard, Mary Boland et Norma Shearer se retrouvent à trinquer à leur futur divorce dans un train les menant à Reno, la ville des divorces aux USA. Pourtant, cette coupe semble bien triste à une Norma Shearer qui interprète une épouse trompée mais toujours amoureuse de son mari et qui, loin de le lui faire payer ou de le reconquérir, se contentera simplement de le récupérer en écartant sa rivale. On est loin d’une vision féministe, ou même progressiste, du couple, il manque pour cela la confrontation femme/homme, et le champagne perd ici un peu de ses bulles.

Carole Lombard et Robert Montgomery Robert Montgomery semble assuré de passer une bonne soirée, mais Carole Lombard se refusera à lui
Affiche du film Notorious (1946) d’Alfred Hitchcock La bouteille ne sera même pas sortie de son emballage!



Il y aurait évidemment de nombreuses autres comédies à évoquer dans lesquelles cette boisson si particulière joue un véritable rôle dans le déroulement narratif, révélant ici une personnalité, enclenchant là un événement : Libeled Lady (Une fine mouche, 1936) de Jack Conway, Nothing Sacred (La Joyeuse Suicidée, 1937) de William A. Wellman ou encore Holiday (Vacances, 1938) de George Cukor. Il en est une, en revanche, plus que toute autre, sur laquelle il est essentiel de revenir, une dernière fois, tant le champagne y est omniprésent : il s’agit de The Philadelphia Story de Cukor. Quand durant l’été 1938, le dramaturge américain Philip Barry propose sa nouvelle pièce, The Philadelphia Story, à Katharine Hepburn, celle-ci est au plus bas. Elle vient de terminer plusieurs films qui sont des échecs commerciaux, dont Bringing up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé, 1938) d’Howard Hawks et Holiday (Vacances, 1938) de Georges Cukor, et elle est considérée comme le «poison du box-office». En outre, elle sait qu’elle n’aura pas un rôle qu’elle convoitait tout particulièrement, celui de Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent, car sa personnalité ne convient pas au producteur David O Selznick. Or le personnage de Tracy Lord dans The Philadelphia Story a été écrit par Barry spécialement pour elle, et elle saisit immédiatement ce qu’il peut lui apporter. Enthousiaste, elle décide de financer la pièce (avec l’aide de son ami, le richissime homme d’affaires et producteur, Howard Hughes) et en achète les droits pour l’adapter au cinéma. C’est elle qui choisira Georges Cukor pour la réalisation. Le film sera une réussite et relancera définitivement sa carrière à Hollywood. Toute l’histoire tourne autour de son personnage, celui d’une fille de famille de la haute société américaine qui s’apprête à se marier pour la seconde fois. Mais son premier mari, un playboy fantaisiste interprété par Cary Grant, va réussir à la reconquérir, aidé en cela par un journaliste introduit dans la place, Macaulay Connor (James Stewart), et se remarier avec elle. Ce qui est essentiel dans ce film, c’est la transformation des personnages, et plus spécialement celle de Tracy Lord, présentée au début comme une déesse, froide et sans émotion, en recherche de perfection, presque inhumaine, mais qui coupe de champagne après coupe de champagne, bouteille après bouteille même, finit par se dévoiler aux autres, et surtout à elle-même. La blanche vestale qui se refusait à l’amour et au plaisir devient Miss Pommery 1926, elle s’humanise, plus encore elle pétille. Le champagne est dans ce film essentiel, puisqu’il déclenche la métamorphose, mais, en outre, il est également présent d’un bout à l’autre. Tous en boivent sans jamais s’en lasser car, comme le dit très bien Elizabeth Imbrie (Ruth Hussey), la photographe envoyée pour couvrir le mariage et à qui l’on demande si elle souhaite un cocktail ou du champagne : «Oh, champagne. I’ve never had enough» (Oh, du champagne. Je n’en ai jamais assez). Dans la pièce on buvait du Pommery, mais curieusement pas dans le film où un œil averti repérera du Mumm Extra Dry.









Les années 1950 sonnèrent la fin des screwball comedies. Actrices, acteurs, réalisateurs, scénaristes, tous avaient vieilli et aspiraient à d’autres types de films. On retrouve, parfois, cette verve loufoque, comme dans Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud, 1959), mais c’est un Billy Wilder, et les baisers qu’offre Marilyn Monroe à Tony Curtis sont trempés dans du champagne. À l’inverse en 1957, Walter Lang réunit une fois encore deux des plus grandes vedettes de la période screwball, Katharine Hepburn et Spencer Tracy (leur avant-dernier film ensemble), dans Desk Set (Une femme de tête), une comédie romantique plutôt sympathique, avec presque tous les ingrédients d’une screwball comedy, mais où les interprètes sont fatigués, les dialogues, moins savoureux, bien plus lents, et le champagne, probablement d’ailleurs un «sparkling wine» américain et non un «French Champagne», bu dans des gobelets en plastique et dans des bureaux impersonnels. Tout cela manque cruellement d’effervescence.





En 1966, le code Hays fut réécrit avant d’être définitivement abandonné en 1968.
Merci à Gabriel Leroux de cette belle citation de mon livre. On est toujours heureux de voir son travail servir. Et c’est un prolongement ici très pétillant, pour le moins ! Grégoire Halbout
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