Il y avait toutes sortes de choses qu’on ne ferait plus aujourd’hui, par exemple, une petite fête, un soir, après un match de boxe. On verse le champagne dans les verres et on voit très bien le champagne qui pétille, et toutes les bulles…On porte un toast à l’héroïne et on s’aperçoit qu’elle n’est pas là parce qu’elle s’est éclipsée avec un autre homme. Alors le champagne ne pétille plus.
L’homme qui parle ainsi est Alfred Hitchcock. Nous sommes en août 1962, il vient tout juste d’avoir 63 ans et il s’entretient avec François Truffaut dans les bureaux d’Universal, à Hollywood. Le film dont il parle est important : il le qualifie lui-même de « deuxième film d’Hitchcock », après The Lodger (1926). Il s’agit de The Ring qu’il a réalisé en 1927. Trente-cinq ans plus tard, la première chose dont il se souvient est une scène qui comporte du champagne !


Hitchcock prétendait qu’avant de faire du cinéma il n’avait jamais bu une seule goutte d’alcool. Il se rattrapa par la suite, devenant un grand consommateur de spiritueux de toutes sortes et un très grand amateur de champagne. Il en buvait régulièrement, parfois tous les jours, n’hésitant pas à en régaler ses invités lors de repas. On rapporta même que pour Rebecca (1939), son premier film tourné aux USA, il avait pris l’habitude d’arroser ses déjeuners au champagne et de s’endormir l’après-midi lors des prises de vue. De quoi choquer ! Mais déjà en Angleterre, il en buvait beaucoup et en servait, semble-t-il, lors de séances de travail. Ainsi, dans un petit film de famille, on voit Alma Reville, sa femme, poussant un landau rempli de bouteilles de champagne. A Hollywood, sa cave de Bellaggio Road, toujours maintenue à 14 degrés, était considérée comme l’une des meilleures de Californie. Elle regorgeait d’alcools, de grands vins français dont des grandes marques de champagne.


Il fut également, et surtout, un des réalisateurs (avec Ernst Lubitsch, Billy Wilder ou encore Blake Edwards) qui l’utilisa le plus, du moins le mieux, souvent avec une grande créativité. Enfin en 1928, il réalisa un film, son avant dernier muet, dont le titre parle à lui seul : Champagne.
De l’arrière-plan effervescent…
Comme de très nombreux autres cinéastes, Alfred Hitchcok utilisa d’abord le champagne comme élément de décor dans certaines scènes, sans qu’il ait forcément un rôle bien défini, et encore moins important. Dès son premier film officiel, Le Jardin du plaisir (1925), les protagonistes en boivent lors d’un dîner dans un restaurant plutôt chic, ce qui n’a rien de particulièrement surprenant. De même, en aperçoit-on quelques bouteilles, furtivement et en arrière-plan, dans Le Faux Coupable (1956), puisque la scène se déroule au Stork Club, où Christopher Balestrero (Henry Fonda) se produit dans l’orchestre comme contrebassiste. Là encore, rien d’étonnant, puisque ce club, qu’Hitchcock fréquenta, et où l’on pouvait croiser les grandes stars du cinéma et du show-biz, était réputé être l’un des plus prisés à New York. On y servait, outre des cocktails, des champagnes de marque. C’est dans ce même club que les protagonistes du film de Joseph L. Mankiewicz, Eve (1950), trinquaient au champagne. Mentionnons également, pour une utilisation assez anecdotique du champagne, Jeune et innocent (1937), film assez typique et bon enfant de la période anglaise d’Hitchcock, dans lequel Robert Tisdall (Derrick De Marney), accusé à tort du meurtre de son ex-amie et poursuivi par la police, promet à Erica Burgoyne (Nova Pilbeam) qu’il lui offrira, s’il s’en sort, un dîner au champagne.





Attendons d’avoir récupéré le manteau, puis nous ferons un festin. Avec sept plats différents, service à volonté et champagne.
Derrick De Marney dans Jeune et innocent (1937)

Dans d’autres films, les choses gagnent un peu en complexité, non que le champagne y joue un véritable rôle, mais parce que son apparition coïncide avec une montée en tension scénaristique. C’est le cas dans Soupçons (1941) où Johnnie Aysgarth (Cary Grant) et son épouse Lina McLaidlaw Aysgarth (Ingrid Bergman) partagent, encore amoureusement, une bouteille de Cordon Rouge de chez Mumm en présence de leur ami Beaky (Nigel Bruce) qui préfère un alcool plus fort, ce qui manque de le tuer (il en mourra d’ailleurs plus tard dans le film, ce qui aura comme effet d’augmenter les soupçons de Lina vis-à-vis de Johnnie dont elle pense qu’il pourrait en être l’assassin). De même dans Cinquième Colonne (1942), la bouteille de champagne n’a-t-elle qu’un tout petit rôle puisqu’elle sert seulement à baptiser un navire, mais précisément au moment où le réseau terroriste, qui sera démantelé par le héros du film, veut le faire exploser. Enfin dans Le Grand Alibi (1950), l’apparition assez incongrue, et relativement inexplicable, d’une bouteille de champagne dans les mains de l’enquêteur de police se produit alors que celle qu’il a accompagnée à la fête, Eve Gill (Jane Wyman), et dont il est amoureux, se prépare à essayer de confondre Charlotte Inwood (magnifiquement interprétée par Marlène Dietrich) en lui faisant porter une poupée dont la robe est tachée de sang, symbole d’un crime qu’elle est soupçonnée avoir commis, dont elle est cependant innocente ! Ainsi, à chaque fois, un cran narratif est franchi, sans que le champagne y soit vraiment pour quelque chose. Disons simplement qu’il agrémente ces scènes comme il pourrait accompagner un bon repas.



C’est aussi la sensation qu’on a, en voyant la place qui lui est réservée dans Une femme disparaît (1938), un des films les plus populaires de la période britannique du réalisateur, qui lui permettra de négocier au mieux son futur départ à Hollywood. En effet, si on aperçoit quelques bouteilles dans l’Orient Express, véritable personnage du film puisque l’essentiel de l’intrigue s’y déroule, et qui se révèlera dans de nombreux films un lieu où on en boit très souvent (du Taittinger dans Bons baisers de Russie de Terence Young, du Bollinger dans l’adaptation de 1974 par Sidney Lumet du Crime de l’Orient-Express, et du Veuve Clicquot dans celle de 2017 réalisée par Kenneth Branagh), c’est pourtant au début du film dans un petit hôtel perdu du Bandrika, un pays imaginaire d’Europe centrale, qu’Hitchcock fait déboucher une bouteille de Moët & Chandon. Dans cette production, dont il n’était pas prévu à l’origine qu’il assure la réalisation, Hitch, comme il aimait à se faire appeler, alors qu’il a fait le choix par rapport au script original d’accélérer le début et de le rendre plus direct, décide de maintenir une séquence qui ne paraît pourtant pas totalement nécessaire. Lors de celle-ci, l’héroïne (Margaret Lockwood), est obligée de passer une nuit dans l’hôtel en attendant que la neige soit dégagée et que le train qu’elle doit prendre puisse partir. Elle fête ce moment au champagne avec des amies venues l’accompagner. Dans cet hôtel, rapidement débordé par l’afflux de voyageurs, et qui très vite manque de tout, de chambres comme de nourriture, il y a néanmoins une bouteille de champagne !

On le voit avec cette première liste de films, Hitchcock ne se privait pas d’ajouter quand il en avait besoin, et même quand il n’en avait pas vraiment besoin, une bouteille de champagne, ici, ou une scène entière avec champagne, là. Comme si son cinéma était aussi le reflet d’une certaine gourmandise.
… aux bulles narratives.
Dans d’autres films, il en fera un usage bien plus recherché et travaillé. Maître du suspense, il fut surtout un maître de la narration. Formé à l’école du muet, il savait la valeur narrative de chaque détail. Le champagne allait lui fournir, plus qu’aucun autre alcool, à l’exception, peut-être, et encore, du cognac très présent dans ses films, un matériau scénaristique et visuel de choix, en jouant tour à tour sur ses qualités physiques ou symboliques, notamment pour faire monter la tension. Au point même que l’on peut se demander s’il n’en fit pas une boisson climax.
Dans The Ring (1927), évoqué ci-dessus, c’est l’effervescence du champagne qui est mise en scène. En s’éventant, elle sert d’abord à dire le temps qui passe et le sentiment d’abandon et de trahison que ressent alors le héros, le boxer Jack Sander, qui aurait aimé fêter avec son épouse sa première grande victoire en combat officiel. Celle-ci ne viendra pas, et les coupes de champagne ne seront pas bues. Plus tard, lors du combat final qui l’oppose à son adversaire, sur le ring comme dans la vie, Bob Corby, un champion australien, c’est encore avec du champagne, qu’on le ranime pour qu’il puisse gagner son match et reconquérir son aimée. La scène est d’ailleurs sportivement surréaliste, puisque son entraîneur ouvre une bouteille de Moët & Chandon sur le bord du ring pour lui en verser sur le visage. Effervescence encore, mais cette fois tonifiante. Il y a dans ce film un usage certainement très conscient du champagne, qui selon la manière dont il est filmé, et dont il pétille ou non, symbolise tour à tour l’absence et la présence, la solitude et l’amour retrouvé, la jalousie et le bonheur, l’échec et la victoire.
Un an plus tard, en 1928, sort l’avant-dernier film muet du cinéaste, Champagne. Hitchcock en garde un très mauvais souvenir. « Ça, c’est probablement ce qu’il y a de plus bas dans ma production » déclarait-il à François Truffaut qui ne manqua pas de trouver ce jugement injuste, qualifiant au contraire cette comédie de plutôt plaisante. Mais voilà, à l’origine ce film ne devait précisément pas être une comédie. C’est Walter Mycroft, le directeur du secteur scénario de la British Picture Corporation, qui souffla l’idée de réaliser un film dont le titre serait Champagne, et qui y serait consacré. Hitch releva le défi et avec Eliot Stannard, son scénariste d’alors, commença à élaborer la trame d’un drame. « J’avais imaginé de montrer la fille qui travaille à Reims et qui cloue des caisses de champagne. Tout ce champagne est chargé sur des trains et elle n’en boit jamais, elle le regarde. Ensuite elle irait en ville et suivrait le trajet du champagne, les boîtes de nuit, les soirées, naturellement elle en boirait elle-même et, finalement, elle reviendrait à Reims reprendre son métier et elle n’aurait plus aucune envie de boire du champagne. » Mais cette version jugée trop sérieuse, et peut-être comme le suggère Hitchcock lui-même trop moralisatrice, est abandonnée. En outre, Betty Balfour avait déjà été engagée par le producteur, et pour cette star du cinéma britannique il fallait une comédie légère, pétillante, avec un happy end. Exit donc Reims (Hitchcock y revint indirectement en 1944 dans Bon Voyage, mais sans champagne cette fois, car il s’agissait d’un court-métrage de propagande britannique réalisé pour soutenir la résistance française), l’histoire va se dérouler essentiellement à Paris et sur des paquebots de luxe. Exit également la petite ouvrière rémoise, Betty Balfour interprétera une jeune héritière américaine, à laquelle son milliardaire de père décide de donner une leçon en lui faisant croire qu’ils sont ruinés. S’il est vrai que l’histoire est un peu bancale, le tournage ayant débuté avant même que le scénario soit terminé, le champagne reste omniprésent. On boit d’abord du Moët & Chandon sur le paquebot faisant la liaison entre les USA et la France, avant de consommer du Cordon Rouge de chez G.H. Mumm lors des soirées parisiennes. C’est d’ailleurs une bouteille de Cordon Rouge qui sera reprise sur certaines affiches du film, cette marque devenant ainsi la première, à ma connaissance, à être ainsi mise en valeur sur une affiche de film. Mais le champagne offre surtout à Hitchcock l’occasion de tester quelques gags, quelques trucs aussi et surtout quelques plans dont un deviendra particulièrement célèbre, celui qui clôt le film : l’image d’un couple qui s’embrasse filmé depuis le fond d’une coupe de champagne. Alfred Roome, qui était assistant cameraman sur le film, raconte : « C’est moi qui devait faire le point à travers le fond de la coupe de champagne. Hitch l’a fait faire spécialement par un fabricant de verrerie qui a placé un objectif au fond d’une coupe de champagne géante pour que l’on puisse filmer à travers et avoir une image nette de ce qui se passait à l’autre bout de la pièce. Nous étions tous persuadés que ça ne marcherait pas. La plupart des gens disaient cela des idées de Hitchcock, mais en fait, elles fonctionnaient presque toujours. »


C’est moi qui devait faire le point à travers le fond de la coupe de champagne. Hitch l’a fait faire spécialement par un fabricant de verrerie qui a placé un objectif au fond d’une coupe de champagne géante pour que l’on puisse filmer à travers et avoir une image nette de ce qui se passait à l’autre bout de la pièce. Nous étions tous persuadés que ça ne marcherait pas. La plupart des gens disaient cela des idées de Hitchcock, mais en fait, elles fonctionnaient presque toujours.
Alfred Roome, assistant cameraman sur Champagne (1928)

Avec le cinéma parlant, Hitchcock aura moins recourt aux qualités proprement physiques du champagne pour se tourner vers ses représentations symboliques. Hormis dans La Main au collet (1955), où Cary Grant, un ancien cambrioleur surnommé « le chat », soupçonné d’avoir replongé et poursuivi par la police, se présente au restaurant d’un de ses anciens complices. En le voyant, la surprise est telle que le serveur laisse alors le bouchon, et la mousse, s’échapper avec fracas de la bouteille de champagne. Mais la séquence reste anecdotique, et le reste du film consacre davantage et avec plus d’importance les aspects symboliques du champagne : c’est une boisson de fête, de luxe… et de France. Dès le générique, dans la vitrine d’un voyagiste, le champagne Veuve Clicquot est tout autant associé à la Riviera qu’à la Tour Eiffel.

Le bourbon est la seule vraie boisson. Vous pouvez verser ce champagne dans la Manche. Pourquoi attendre des années pour le boire ? De grands vignobles, d’énormes tonneaux vieillissant à jamais, de pauvres moines courant partout pour le tester, tout ça pour qu’une femme de l’Oklahoma puisse dire que ça lui chatouille le nez !
Jessie Royce Landis, dans To Catch a Thief (La Main au collet, 1955) d’Alfred Hitchcock

Mais c’est dans Les Enchaînés (1946) et La Corde (1948) qu’Alfred Hitchcock offrira au champagne ses rôles les plus importants.
Le premier, un film d’espionnage, est considéré comme un véritable classique de la narration hitchcockienne. Lors de la fête organisée par Alexander Sebastian (Claude Rains), Alicia Huberman (Ingrid Bergman), qui a épousé Sebastian pour mieux l’espionner, et T.R. Devlin (Cary Grant), un agent des services secrets américains, se rendent en secret à la cave pour y chercher la preuve – de l’uranium dissimulé dans une bouteille de Pommard 1934 – d’un complot nazi. Vont-ils se faire surprendre ? Et surtout, y aura-t-il assez de champagne pour éviter qu’Alexander ne descende en chercher ? Durant toute cette séquence, la caméra revient régulièrement sur les bouteilles, qui les unes après les autres disparaissent de la glacière ; s’attarde sur les plateaux remplis de coupes ; et jamais le spectateur n’aura été aussi attentif au son de ces bouteilles que le maître d’hôtel débouche les unes après les autres. Le suspense ne découle en fait jamais de l’imprévu, mais au contraire du temps, souvent minutieusement allongé, qu’il faut pour que ce qui doit arriver, et qui est redouté, finisse de toute manière par arriver. Car Alexander Sebastian descendra à son tour à la cave et découvrira d’abord sa femme dans les bras de Devlin, ensuite que la clé de la cave lui a été dérobée. Le champagne y a un double rôle paroxystique : il fait monter la tension et révèle la trahison d’Ingrid Bergman. Le reste du film en dépend. Comme à son habitude Alfred Hitchcock signera son film avec un caméo où on le voit se faire servir une coupe de champagne, hommage à cette boisson qu’il aimait tant.


Le second est un thriller au cours duquel deux étudiants qui viennent d’étrangler un de leur camarade – sans autre raison que celle de démontrer leur supériorité –, organisent chez eux une soirée au cours de laquelle la fiancée et le père de la victime sont présents, et qui doit résonner comme la marque et la preuve de leur détachement, de leur grandeur et de leur succès. Être au-dessus des normes et au-dessus des lois ! Mais rien ne se passe comme prévu, et le champagne, du Veuve Clicquot, qui doit pourtant consacrer leur froide réussite devient un des instruments de leur chute. Il faut voir, en effet, la manière dont Farley Granger descend les coupes les unes après les autres, ou en propose aux invités avec une nervosité inhabituelle, sous le regard d’abord intrigué, puis suspicieux d’un James Stewart détective d’un soir, pour comprendre que le crime finira par être révélé. Un crime rendu d’autant plus odieux et glaçant que le champagne est au contraire associé à l’insouciance et à la légèreté. Encore une fois, le suspense est lié au temps avec lequel le réalisateur joue habilement. Car le problème n’est pas tant de savoir si le meurtre sera ou non découvert, mais quand il le sera et comment. Le champagne, comme souvent chez Hitchcock, est un des outils grâce auquel il sculpte tout à la fois nos attentes et nos angoisses.

Brandon Shaw: Madame Wilson, champagne!
John Dall et Douglas Dick dans Rope (La Corde, 1948) d’Alfred Hitchcock
Kenneth: Oh, ce n’est pas l’anniversaire de quelqu’un, n’est-ce pas ?
Brandon Shaw: Ne soit pas inquiet, Kenneth. C’est, euh, vraiment presque le contraire.
Climax, leçons, vrais méchants et faux Bond
Le cinéma d’Alfred Hitchcock peut se résumer en deux assertions : Faire monter la tension ! Faire monter l’attention ! C’est un cinéma qui fonctionne par climax, c’est-à-dire avec des points culminants lors desquels l’adrénaline est à son comble, avant de retomber pour généralement remonter quelques minutes plus tard. Et le champagne y est souvent une boisson climax ou, pour être plus précis encore, la boisson qui précède les climax. Le meilleur exemple se trouve certainement dans l’un des films qu’Hitch appréciait le plus, L’Ombre d’un doute (1943). Joseph Cotten y est absolument terrifiant dans le rôle d’un tueur de vieilles dames fortunées autour duquel l’étau se resserre et qui pour échapper aux enquêtes est venu se cacher dans sa famille. A la fin du film, il faut revoir cette séquence où pensant être enfin innocenté il lève triomphant une coupe de champagne lorsque ses yeux se posent sur la main de sa nièce, apparue dans l’embrasure d’une porte, qui exhibe ostensiblement et volontairement une bague qu’il lui a offert et qui peut le condamner. Un peu comme une musique modifie le regard que l’on porte sur une scène, la présence du champagne amplifie la dramaturgie du moment.


Et cela fait partie des leçons que l’on peut tirer du maître britannique quant à l’utilisation narrative mais aussi visuelle de cette boisson aussi effervescente que symbolique. On pourrait même s’amuser à formuler quelques règles, à partir des films d’Hitchcock, quant à la présence du champagne à l’écran, règles qui par la suite seront reprises, consciemment ou non par d’autres réalisateurs.
La première, c’est que quand une bouteille de champagne apparaît dans un film, non seulement elle doit être ouverte, mais elle doit être bue, sans quoi se met en branle une mécanique dramatique, parfois même dangereuse pour celles ou ceux qui ne l’ont pas consommée. C’est ce qui se produit dans Joies matrimoniales (1941), petite comédie du remariage, où la bouteille qu’Ann et David Smith devaient amoureusement partager est cassée, annonçant la séparation du couple. Il faudra à David Smith toutel la durée du film pour reconquérir sa femme ! Il en va de même dans Les enchaînés : Alicia Huberman (Ingrid Bergman) et T.R. Devlin (Cary Grant) n’ouvrent ni ne boivent la bouteille qu’il a pourtant ramenée pour célébrer leur amour, ce qui aura pour conséquence de mettre en péril la vie d’Alicia.


La seconde règle est qu’un méchant ne doit absolument pas boire de champagne, sans quoi ce moment sonne dans le film le début de sa fin. On pense évidemment à Joseph Cotten dans L’Ombre d’un doute (1943), mais aussi au Peter Lorre de L’Homme qui en savait trop (1934) ou à James Mason dans La Mort aux trousses (1959).
Terminons donc sur les méchants. Ce qu’Hitch avait compris très tôt, c’est qu’un bon film policier ou d’espionnage a besoin d’un grand méchant, c’est-à-dire d’un personnage complexe, capable de susciter l’effroi mais aussi la peine ou l’admiration. Comme l’explique très bien le spécialiste d’Hitchcock, Patrick McGilligan : « Rien n’ennuyait plus Hitchcock qu’un méchant sans relief, sinon un héros effacé. Ses méchants pouvaient être aussi séduisants et impuissants que ses héros, mais les meilleurs inspiraient la pitié. Lorre, à la ville, était une âme torturée, déjà affligé d’une dépendance à la drogue qui allait s’aggraver avec l’âge. Il était le Reggie Dunn de L’Homme qui en savait trop, mais aussi l’être le plus complètement humain du film, le premier grand personnage de méchants du réalisateur, avant Bruno Anthony et Norman Bates. » Si tous les méchants d’Hitchcock ne boivent pas du champagne, celui-ci néanmoins révèle des traits de leur personnalité. Le méchant qui boit du champagne chez Hitchcock n’est pas qu’un être brutal, au contraire, avec cette boisson il donne l’impression de gagner en hauteur, en assurance, en détachement. Il est un être réfléchi, manipulateur, calculateur. Un joueur, en un sens. Peter Lorre se fait servir du champagne, très tranquillement, en écoutant la retransmission à la radio du concert où doit être tué un homme d’Etat dont il a organisé l’assassinat. Quant à James Mason, il fait ouvrir un bouteille très sereinement après avoir décidé de tuer Eve Kendall (Eva Marie-Saint), sa maîtresse dont il a appris la trahison, en projetant de la jeter d’un avion en vol. Tous les deux échoueront, avec une certaine résignation teintée de dignité.



En 1959, le romancier Ian Fleming, créateur de James Bond, envoya un télégramme très amical à Alfred Hitchcock. Il voulait qu’il réalise Opération Tonnerre dont il venait de terminer l’histoire et qui n’était pas encore publié. Hitchcock, qui aimait surprendre et se surprendre, relever sans cesse de nouveaux défis, refusa. L’univers narratif de Bond lui paraissait trop proche du film qu’il venait tout juste de terminer, La Mort aux trousses. Force est de constater qu’à bien des égards ce film devait inspirer les James Bond, dont le tout premier réalisé par Terence Young, Dr No, sortit trois ans plus tard. Or, celui qui offre du Don Pérignon 1955 est tout simplement le méchant, Julius No. Un être malfaisant, sans pitié, cruel certainement, mais aussi terriblement calculateur et hautain. Un méchant qui ignorait qu’en proposant cette boisson d’exception, censée consacrer son triomphe, il courrait en fait à sa perte. Quelques minutes plus tard, Bond le tue ! Décidément, il y a des règles scénaristiques et pétillantes qui marchent à tous les coups !



Un dernier mot
En 2007, sortit sur Internet une étrange publicité, en l’espèce un court-métrage réalisé par Martin Scorcese intitulé The Key to Reserva. Hommage à Alfred Hitchcock d’un autre réalisateur d’importance qui ne boude pas son plaisir de fan, le film joue sur tous les codes cinématographiques. Il débute comme un documentaire. Scorsese aurait retrouvé un script original d’Alfred Hitchcock auquel il manquerait une page et qu’il se propose de tourner en suivant les indications du maître. Puis, s’insère la fiction tournée par Scorsese qui est une suite habile de citations et de références à des films d’Hitchcock : Les Enchaînés (1946), Le Crime était presque parfait (1954), La Main au collet (1955), L’Homme qui en savait trop (1956), La Mort aux trousses (1959) ou encore Les Oiseaux (1963). L’ensemble se voit et s’écoute (la musique de Bernard Hermann est celle de La Mort aux trousses) avec jubilation. Tout fonctionne parfaitement, y compris l’apparition de la bouteille. Une bouteille de champagne ? Eh bien non. Celle d’un vin mousseux espagnol de la marque Freixenet.
S’il faut féliciter cette marque d’avoir su se mettre ainsi en scène dans une publicité qui joue sur les codes hitchcockiens et sur son utilisation extrêmement intéressante du champagne dans ses films, on ne peut que regretter que les grandes marques de champagne qui, pourtant, apparaissent souvent, Moët & Chandon (The Ring, Champagne, Une femme disparaît, Le Grand Alibi), G.H. Mumm (Champagne, Soupçons) Piper-Heidsieck (dont on voit le nom apparaître sur une liste de vins dans Les Enchaînés), Veuve Clicquot (La Corde, La Main au collet), n’aient pas su être les premières à imaginer un tel hommage que le cinéaste britannique aurait certainement apprécié !
