White Seal for Wings : petite histoire du premier champagne « oscarisé »

« Un film, un champagne », telle est la nouvelle série que nous lançons et qui nous permettra de revisiter certains des films les plus marquants de l’histoire du cinéma, des chefs-d’œuvre ou simplement des films cultes, dans lesquels le champagne est amené à jouer un rôle, un second rôle la plupart du temps mais parfois essentiel, confirmant qu’il est certainement la boisson la plus prisée du 7e art. Ses apparitions sont diverses, ses significations aussi, et nous essayerons film après film de saisir la grammaire de l’effervescence au cinéma.
Pour commencer ce cycle, nous avons choisi d’évoquer le tout premier film oscarisé : Les Ailles (Wings, 1927) réalisé par William Wellman, dans lequel on trouve une longue séquence remplie de bulles. Récemment, nous avons pu déterminer quel champagne est servi dans ce film. Une découverte anecdotique, peut-être, mais qui en dit long sur le contexte historique et les conditions cinématographiques de son tournage.

New York, février 1926

Ce fut lors d’un banquet que l’on présenta à Jesse Lasky, l’un des cofondateurs de la Famous Players-Lasky, plus connue sous le nom de Paramount, devenue au cours des années 1920 la plus grande société de production cinématographique des USA et probablement même au monde, un jeune universitaire et journaliste, qui n’avait jamais travaillé pour le cinéma, John Monk Saunders. Celui-ci, lui proposa une histoire qui l’intéressa tellement qu’il décida de le revoir dès le lendemain.

Le sujet en était plutôt simple : il s’agissait d’un jeune Américain qui, rêvant de voler, quittait sa famille et ses amis pour s’engager et devenir pilote de chasse en France durant la Première Guerre mondiale. Saunders, même s’il semble qu’il se soit, en partie, approprié l’idée d’un autre scénariste, Byron Morgan, savait de quoi il parlait. Il connaissait le monde des pilotes de chasse, et surtout il connaissait leur psychologie. Bien qu’il ne participât à aucun combat et ne fut jamais affecté en France, il avait servi dans l’United States Flying Corps en Floride comme instructeur de vol.

Jesse Lasky perçut immédiatement toutes les possibilités dramatiques et cinématographiques de cette histoire. Elle mêlait l’action, avec des scènes de combat, la camaraderie, le patriotisme et même l’amour. Il savait aussi qu’il pouvait compter, au sein de la Paramount, sur les meilleurs scénaristes du moment pour seconder Saunders et donner à ce récit l’ampleur méritée.

Vue aérienne des Famous Players-Lasky Studios en 1918

Pour autant, le projet était loin d’être aisé, et Jesse Lasky mesurait certainement les difficultés qui l’attendaient.

Il devait d’abord prendre en considération le fait que depuis 1918, et la fin du conflit, les films de guerre patriotiques n’avaient jamais eu le vent en poupe. Ils n’attiraient pas le public, étant même considérés comme des poisons pour le box-office. Pas simple, donc, d’aller contre une telle tendance. Mais en 1925, La Grande Parade (The Big Parade) de King Vidor, une superbe peinture sans concession de la guerre, de ses drames et de ses horreurs, fut un succès. Fallait-il y voir un signe, signe d’ailleurs confirmé durant l’année 1926 avec Au service de la gloire (What Price Glory ?) réalisé par Raoul Walsh, une comédie plus qu’un drame, romantique davantage que patriotique, qui dénonçait le gâchis de la guerre tout en proposant des scènes de combat parfaitement mises en scène. Peut-être était-ce le bon moment pour un grand film de guerre avec des combats aériens…

Néanmoins, Lasky fut vite confronté à d’autres problèmes, plus importants encore. Comment filmer ces combats ? Le risque était d’en arriver à voir lointainement dans le ciel de petites silhouettes d’avions se poursuivre, sans savoir au juste ce qu’ils faisaient, ni être capable de distinguer les appareils américains des appareils allemands, bref sans être au cœur de l’action. Comment filmer les grandes scènes de bataille ? Et surtout, comment reconstituer la grande bataille de Saint-Mihiel, la première qui vit l’engagement des troupes américaines commandées par le général Pershing, et se solda par une victoire des alliés – moment crucial de la narration. Où tourner ? Avec combien de figurants ? Quels matériels ? Qui engager pour piloter les avions ? Et comment le faire sans exploser littéralement les budgets ? Les premières estimations étaient énormes et les banquiers refusèrent de suivre un projet aussi compliqué et incertain. D’autant qu’il était question de bruiter certains passages du film, ce qui faisait fuir de nombreux exploitants de salles car cela allait gêner une partie du public qui, selon eux, venait pour dormir ! Bref, le film était dans une impasse.

C’était sans compter la persévérance de Saunders qui, toujours soutenu par un Lasky enthousiaste, se rendit à Washington et parvint, après avoir semble-t-il reçu l’aval du Président Calvin Coolidge lui-même, à convaincre l’Armée américaine de s’associer au film, inaugurant sans doute une des premières grandes collaborations entre Hollywood et le pouvoir militaire. Le film fut d’ailleurs tourné, en grande partie, et notamment pour les scènes de bataille, à San Antonio au Texas, en raison de la proximité avec les services de l’Armée de l’Air. Malgré cet accord, entériné par la Paramount, Saunders ne résolut pas tous les problèmes. Il donna cependant au projet une assise importante et un soutien de poids qui permirent à Jesse Lasky et à son associé Adolph Zuckor de convaincre les financiers, bien que toujours quelque peu réticents, de s’engager dans ce qui promettait d’être une véritable super-production, un blockbuster dirions-nous aujourd’hui.

Photographie de la première édition du livre Wings écrit par John Monk Saunders à partir de son scénario et du film qui en a été réalisé par William Wellman en 1927.

Wellman entre en scène

Restait le choix du réalisateur. Pour Lasky, cela ne faisait aucun doute, il fallait un cinéaste chevronné. La Paramount avait sous contrat parmi les meilleurs du moment : Cecil B. DeMille, Josef von Sternberg, Victor Fleming, Allan Dwan ou encore Gregory LaCava. Ce ne fut pourtant pas l’avis de Benjamin Percival Schulberg, un producteur associé à la Paramount depuis 1925, particulièrement écouté. Lui, militait au contraire pour un jeune réalisateur : William Wellman.

Wellman n’était pas un inconnu, ayant déjà signé une dizaine de films. Mais il n’était encore qu’un cinéaste de seconde zone que l’on chargeait de mettre en scène des comédies, dont certaines avaient connu un petit succès. Néanmoins, et c’est ce qui fit certainement pencher la balance en sa faveur, de tous les réalisateurs sous contrat avec la Paramount, il était tout simplement le seul à avoir été pilote et à avoir combattu en France au sein du La Fayette Flying Corps (une excroissance de la fameuse Escadrille La Fayette). Il y avait gagné un surnom, « Wild Bill », qu’il conserva toute sa vie.

William Wellman

Plus tard, il confia : « La Paramount m’a choisi pour Wings parce que j’étais le seul réalisateur qui avait été un pilote combattant. J’étais le seul qui savait de quoi il s’agissait. C’est pratiquement la seule raison excepté le fait que j’avais, juste avant, mis en scène un film à succès qui devait d’ailleurs recevoir un prix artistique cette année-là : You Never Know Women (Masques d’artistes, 1926) avec Clive Brook, Lowell Sherman et Florence Vidor, conte l’histoire de Vera, une star du vaudeville russe, partagée entre deux hommes, son partenaire à la scène et un riche courtier. C’est donc simplement grâce à ces deux raisons, que j’ai pu faire Wings. Et j’en ai vraiment fait voir aux producteurs avec cette réalisation. C’était une grande occasion pour moi et j’en ai profité. » (cité dans La Parade est passée… de Kenvin Brownlow)

À l’arrivée, et après un tournage sinon éprouvant du moins compliqué, Les Ailes (Wings) fut l’un des plus grands films de guerre jamais réalisé. Certains critiques et historiens du cinéma le considèrent même comme le dernier grand chef-d’œuvre du cinéma muet. Car, lorsqu’il sortit en avant-première à New York le 12 août 1927, il ne précéda que de quelques mois l’événement cinématographique de l’année, voire de la décennie, la projection publique en octobre du tout premier film parlant, Le Chanteur de jazz (The Jazz Singer) d’Alan Crosland.

Le Criterion Theatre de New York lors de la première des Ailes en 1927

Cela ne découragea pourtant pas le public de se rendre en masse dans les salles pour le voir. Mais plus encore qu’un succès populaire, Les Ailes bénéficia de la reconnaissance des critiques comme de la profession. Il devint le 16 mai 1929, le premier film à recevoir l’Oscar du meilleur film. La carrière de Wild Bill était définitivement lancée.

Affiche du film Les Ailes (Wings, 1927) réalisé par William Wellman
Photographie du banquet organisé pour la première cérémonie des Oscars au Roosevelt Hotel à Hollywood le 16 mai 1929

Il faut dire que dans cette œuvre tout est – et se veut – impressionnant. C’est d’abord le cas des combats aériens. Ils sont époustouflants de réalisme, filmés « de l’intérieur », des caméras ayant été placées sur les avions. Les spectateurs se retrouvent plongés au cœur des duels aériens – une première ! Cela valut d’ailleurs au responsable des effets spéciaux, Roy Pomeroy, de remporter l’Oscar, jamais plus décerné depuis, des meilleurs effets d’ingénierie. Lorsqu’en 1930, le milliardaire et magnat de l’aviation, Howard Hughes produisit et réalisa Hell’s Angels (Les Anges de l’enfer), il prit soin d’appeler Wellman pour lui dire combien il avait admiré Les Ailes et lui demander des conseils. Il engagea également quelques membres de son équipe. Près de soixante ans plus tard, le cinéaste Tony Scott reconnut avoir regardé de nombreuses fois le film de Wellman et s’en être inspiré lorsqu’il réalisa Top Gun (1986).

Roy Pomeroy

« Quand j’ai commencé Top Gun, j’ai dit qu’il y avait un plan que je devais obtenir, qui est le plan principal de Wings, celui du grand combat aérien… et je crois qu’ils avaient huit avions dans les airs, et ils donnaient tous l’impression d’être à distance de contact les uns des autres, et ils étaient tous en train de tourner, de tourbillonner, d’esquiver et de plonger. J’ai été stupéfait par ce qu’ils ont fait en 1928 [en fait en 1926] en raison du manque de technologie… parce que nous, nous étions à la pointe de la technologie… mais ce qu’ils ont obtenu à l’époque avec des caméras et des équipements très simples était brillant ».

Les batailles au sol, et particulièrement celle de Saint-Mihiel, sont tout aussi spectaculaires. Il faut dire que Wellman put s’appuyer à la fois sur des reconstitutions incroyables de réalisme, et grandeur réelle, sur l’armée et ses effectifs, sur des dizaines de caméras, placées partout, enfin sur des effets pyrotechniques sidérants.

Impressionnantes encore et presque parfaites, même, sont les scènes qui n’impliquent aucun combat, notamment la longue séquence censée se dérouler à Paris.

Du champagne ! Mais quel champagne ?

Un Paris plaisir, pétillant, associé aux distractions, à la vie nocturne, au champagne et aux femmes. Un Paris interlope résumé en un intertitre : « la capitale mondiale de la gaieté » ! C’est là que sont envoyés les pilotes pour se reposer et se détendre avant la grande bataille.

Un Paris, aussi, totalement reconstitué dans les studios de la Paramount sur Vine Street à Los Angeles. En effet, entre 1923 et 1931, l’International Kinema Research passa commande aux frères Séeberger, Jules, Henri et Louis, des photographes parisiens, de clichés documentaires sur la capitale française, pour permettre aux décorateurs hollywoodiens de recréer en studio tous les aspects de la vie parisienne. « Il y a le Paris-Paramount, le Paris-MGM, et le Paris en France. Le Paris-Paramount est le plus parisien des trois ! » devait s’amuser quelques années plus tard Ernst Lubitsch, qui avait fait de la Ville Lumière le lieu de plusieurs de ses films. En regardant Les Ailes, force est de constater que l’hommage rendu par Lubitsch au Paris-Paramount sonne particulièrement juste.

Ainsi la scène tournée aux Folies Bergère est un modèle de réalisme avec un souci poussé du détail. Les spectateurs ont tout simplement le sentiment de pénétrer dans le hall et jardin d’hiver du cabaret. On aperçoit à l’arrière-plan l’escalier à double révolution qui était alors une des signatures de l’ordonnancement intérieur du lieu. Et en prêtant attention au sol, on remarque un dallage dont les motifs sont, à peu de choses près, identiques à ceux que l’on peut voir sur des photographies d’époque des Folies Bergère (comme celle prise par Albert Hartigue et qui appartient aux collections Roger-Viollet que l’on peut voir ici). On sait que les frères Séeberger prirent plusieurs clichés des Folies Bergère, de la façade du bâtiment mais aussi des agencements intérieurs, avec d’ailleurs un vrai souci documentaire puisqu’il leur fallut trois ans pour obtenir l’autorisation d’en photographier les toilettes !

C’est dans ce contexte qu’entre en scène le champagne. Et quelle entrée !

Pour la séquence des Folies Bergère, Wellman réalisa un travelling comme on n’en avait jamais vu. La caméra fendait littéralement la salle passant au-dessus de cinq tables-bistrots occupées essentiellement par des couples, souvent une femme et un militaire, et pour l’une d’elles un couple lesbien, qui partagent des verres en conversant, flirtant, ou en se disputant. Cette séquence, qui dure plus de vingt secondes, se clôt sur une dernière table rassemblant trois femmes et trois militaires, dont le protagoniste du film, Jack Powell (interprété par Charles « Buddy » Rogers), auquel un garçon sert, en gros plan, une coupe de champagne. Pour la tourner, il avait fallu construire une plateforme soutenant un dispositif mobile sur lequel se tenait le caméraman et était fixée la caméra, de façon à pouvoir balayer sur toute sa longueur une salle où étaient réunis près de 500 figurants.

Ce travelling est emblématique de la manière dont Wild Bill concevait alors le cinéma. Il voulait du mouvement, que sa caméra fut toujours en action (principe qu’il abandonna par la suite, préférant une mise en scène plus minimale) et au cœur de l’action.

« J’adorais la caméra mobile, avant de finalement m’en dégoûter, confia-t-il à l’historien du cinéma Kenvin Brownlow. J’ai fait la première grande scène avec une grue dans Wings, quand la caméra se déplace à travers les tables du grand café français. Puis, bientôt tout le monde est monté sur une grue, et nous deux, Jack Ford [pseudonyme de John Ford] et moi, nous en sommes descendus. Nous avons, tous les deux, décidé que nous ne l’utiliserions plus jamais. Elle crée trop de mouvements, donnant littéralement le vertige à certaines personnes. Le public devient plus conscient du mouvement de caméra que de ce que vous photographiez. Je ne sais pas ce qui m’a donné l’idée de bouger ma caméra. Je filmais des bagarres et je voulais me rapprocher ; donc je me précipitais tout près. Puis, j’ai pensé à faire cela avec une caméra. En fait, ce que j’aimais le plus, c’était la composition. »

Un magnifique hommage a été rendu à cette séquence près de 90 ans plus tard par le réalisateur Rian Johnson qui n’hésita pas à reproduire le même travelling pour l’entrée dans le casino de Canto Bight dans Star Wars, épisode VIII : Les Derniers Jedi (Star Wars : Episode VIII – The Last Jedi, 2017).

Wellman révélait aussi une véritable passion pour le réalisme : tout devait être non seulement parfait mais surtout avoir l’air authentique. « Avoir l’air » et non pas « être ». Tout l’art cinématographique, y compris et surtout le plus réaliste, réside dans ce faux-semblant. C’est notamment ce que nous apprend le champagne servi à Jack Powell.

De quel champagne parle-t-on ?

En regardant, même très attentivement la scène, il est en fait extrêmement difficile d’identifier la marque, la bouteille étant recouverte d’une serviette. À partir d’un seul indice, la collerette, qui dépasse de la serviette mais que l’on entrevoit à peine, Olivier Caron (qui anime notamment la chaine Champagne et cinéma sur Youtube) a pu déterminer qu’il s’agissait d’une bouteille de Moët & Chandon. Mais de quelle cuvée pouvait-il s’agir ? Des détails visuels laissent penser que cela pourrait être une bouteille de White Star, une cuvée lancée en 1888, dosée en demi-sec, et principalement destinée à l’exportation. Après un échange avec Magali Lapié, la responsable patrimoine de la Maison Moët, nous avons pu déterminer que la bouteille utilisée pour la scène était en fait une bouteille de White Seal, cuvée lancée en 1887, destinée au seul marché américain avec un dosage « demi-sec » adapté au goût américain. Une cuvée qui fut ensuite remplacée après la Prohibition précisément par la White Star jusqu’en 2006, année où, elle-même, fut remplacée par la cuvée Moët Impérial.

Séquence aux Folies Bergère. Image extraite du film Les Ailes (Wings, 1927) réalisé par William Wellman
Séquence aux Folies Bergère. Image extraite du film Les Ailes (Wings, 1927) réalisé par William Wellman
Séquence aux Folies Bergère. Image extraite du film Les Ailes (Wings, 1927) réalisé par William Wellman
Livraison de caisses de champagne Moët & Chandon White Seal à Tonopah dans le Nevada en 1913

La découverte de la marque de la bouteille, en soi anecdotique, fournit en fait de très intéressantes informations concernant certains aspects du tournage du film.

Le fait que le spectateur soit incapable d’identifier la marque prouve qu’on n’avait pas affaire à un placement de produit ou de marque. Est-ce vraiment surprenant puisque l’on sait que dans la plupart des films classiques, même quand on reconnaît facilement la marque d’une bouteille de champagne, le placement publicitaire ou promotionnel est rarissime. En outre, en ce qui concerne un film tourné en pleine Prohibition, il aurait été totalement contre-productif de vouloir placer un produit ou une marque interdite à la vente et à la consommation sur le marché intérieur américain.

La Prohibition fournit, justement, un cadre très éclairant pour comprendre la scène. En effet, pourquoi accorder au champagne un tel rôle dans un film tourné sous la Prohibition ? D’une part, la séquence se situe avant 1919 et l’entrée en vigueur du 18e amendement de la Constitution des États-Unis qui allait interdire la production, la vente ou le transport de boissons alcoolisées sur le territoire des USA ainsi que leur importation. D’autre part, l’histoire se passe en France. Or, les scénaristes et réalisateurs pouvaient sans difficultés mettre en scène des boissons alcoolisées à condition que leur consommation ait lieu hors des USA ou que cela soit essentiel au déroulement narratif.

La Prohibition peut également expliquer pourquoi le champagne est du Moët & Chandon White Seal : une telle cuvée étant réservée au marché américain, il est peu crédible de la retrouver sur la carte des Folies Bergère ! Sans doute, le responsable des décors n’eut-il pas vraiment le choix. Dans un contexte où l’importation de nouvelles bouteilles était rendue plus difficile (il fallait les faire transiter par Saint-Pierre-et-Miquelon, par le Canada, peut-être par le Mexique, et faire appel aux bootleggers), il était certainement plus facile de reprendre une ancienne bouteille (ou un fac-similé) en se disant qu’au bout du compte, personne ne s’en apercevrait. Car qu’est-ce qui ressemble le plus à une bouteille de champagne vue de loin ou entourée d’une serviette qu’une autre bouteille de champagne ? On voit ici combien le réalisme revendiqué au cinéma n’est finalement qu’un réalisme d’illusion. Une même « mésaventure » avait touché quelques années plus tôt un des grands tenants du réalisme cinématographique : Erich von Stroheim. Ce réalisateur dont on disait qu’il était attentif à chaque détail, même les moins visibles, au point qu’il voulait que dans ses films, muets, les téléphones sonnent réellement pour augmenter le sentiment de vérité, utilisa dans The Merry Widow (La Veuve joyeuse, 1925) comme bouteille de champagne, une bouteille de sparkling wine de la marque Cresta Blanca, une marque de vin californienne (dont il devait être plus facile de trouver d’anciennes bouteilles), alors même que l’histoire se déroule dans un royaume européen, fictif, le Monteblanco. Improbable, sinon impossible ! Pourtant, à l’arrivée, personne ne s’en aperçut !

Mae Murray et Erich von Stroheim sur le tournage de The Merry Widow (La Veuve joyeuse, 1925)
Scène orgiaque dans The Merry Widow réalisé par Erich von Stroheim en 1925. On aperçoit la marque de la bouteille de champagne tenue en bas à gauche de l’image…
… et c’est un sparkling wine californien de la marque Cresta Blanca, l’une des plus anciennes et prestigieuses marques californiennes de vin !

Des bulles plein les yeux

Le reste de la séquence aux Folies Bergère est remplie de champagne… ou plutôt, de bulles de champagne. On continue à apercevoir des bouteilles un peu partout dans la salle, des coupes se remplissent et se vident, mais ce qui est marquant c’est le petit trucage utilisé par Wellman pour donner à la scène dans son entier un aspect effervescent. Les bulles de champagne sortent des verres pour envahir l’image. Le protagoniste, saoul, a le sentiment de voir des bulles partout autour de lui. De les voir sortir des personnes elles-mêmes. Au point que les bulles de champagne deviennent pour lui un révélateur des personnalités. Si à la fin de la scène, il choisit de suivre Mary Preston (interprétée par Clara Bow), qui l’aime et dont il finira par tomber amoureux, et non une de ces femmes de petite vertu qui peuplent les nuits parisiennes, c’est après avoir vu des bulles sortir de ses yeux. « She has bubbles even in her eyes – she wins » lance-t-il.

C’est en prêtant véritablement attention à ce moment parisien si effervescent qu’on ressent toute la finesse de l’œuvre de Wellman.

Les Ailes n’est pas qu’un film de guerre avec des combats aériens à couper le souffle, des reconstitutions grandioses, un sens lyrique de l’image et de l’action. C’est aussi un film dans lequel la psychologie des personnages est essentielle, qui comprend de véritables moments intimistes touchants, parfois déchirants, et quelques séquences comiques qui ne font que renforcer la dramaturgie et le tragique de l’ensemble. C’est un film complet dans lequel le champagne joue un véritable rôle, plus complexe qu’il n’y parait : il est une boisson de nuit et d’interdits, une boisson d’oubli et d’ivresse, celle des gaietés et faux plaisirs, mais il est aussi un nectar de vérité et, de par son effervescence et les bulles qu’il dégage, il offre un moment d’humour et est un prélude à l’amour. Il y a tout ça dans le Moët White Seal des Ailes de Wellman, le tout premier champagne « oscarisé » !

En 1958, avec C’est la guerre (Lafayette Escadrille), Wild Bill Wellman signait son dernier film. Trente et un ans après Les Ailes, il mettait un terme à sa carrière de cinéaste avec une dernière évocation semi-autobiographique de la Grande Guerre et des escadrilles de pilotes américains. Le film, sans être mauvais, fut un échec. Le champagne n’y faisait qu’une courte apparition, totalement anecdotique.

Affiche du film La Fayette Escadrille (C’est la guerre) réalisé par William Wellman
William Wellman dirigeant son fils dans Lafayette Escadrille (C’est la Guerre, 1958)
Unique scène où il est question de champagne (et où apparait une bouteille) dans Lafayette Escadrille (C’est la Guerre, 1958) réalisé par William Wellman

Références

Kevin Brownlow, La Parade est passée…, Institut Lumière, Actes Sud, 2011

Julien Léonard, « Les Ailes (Wings) », sur dvdclassik.com, 4 novembre 2014 (https://www.dvdclassik.com/critique/les-ailes-wellman)

Patrick McGilligan, Film Crazy: Interviews With Hollywood Legends, St Martin’s Press, 2000

William Wellman Jr., The Man and His Wings: William A. Wellman and the Making of the First Best Picture, Praeger, 2006

William Wellman Jr., Wild Bill Wellman. Hollywood Rebel, Pantheon Books, 2015

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