LITTÉRATURE/ Le champagne sous la plume d’Yves Gandon – Première partie: du mythe à l’ivresse

Connaissez-vous Yves Gandon (1899-1975) ? S’il est aujourd’hui un écrivain un peu oublié, dont les livres ne sont plus réédités (même si on les trouve presque tous en format numérique), il eut en son temps un certain succès. Ses romans et écrits furent publiés par de belles maisons d’édition : Plon, Albin Michel, Robert Laffont, Bernard Grasset, ou encore Hachette, et plusieurs de ses œuvres reçurent des prix littéraires dont le Grand prix du roman de l’Académie française. S’il sut écrire sur son temps, il fut aussi un poète et un romancier à rebours, dont les œuvres plongent leurs racines et leur style dans ce 19e siècle qui l’avait tout juste vu naitre. C’est cet auteur – avec peut-être un demi-siècle de retard, le dernier de la Belle Époque – que nous fait (re)découvrir Léa Ribailler, à travers son évocation – toute personnelle et intime – du champagne, un champagne qui irrigue littéralement plusieurs de ses livres.
Dans cette première partie il sera question des origines de ce vin, de son mythe, de la bonne manière de le boire et de la nature de l’ivresse qu’il est supposé entrainer.

Bien que né à Blois en 1899, Yves Gandon est un écrivain d’origine champenoise, un écrivain de la Belle Époque, au sens où ses œuvres plongent leurs racines dans l’ambiance de la fin du 19e siècle, et qui dans plusieurs de ses ouvrages laisse au champagne une place centrale. Poète, romancier, journaliste et critique littéraire, il présida l’Association des Écrivains de Champagne. Grand amateur de champagne, il était le petit-fils d’un viticulteur, et ses écrits sont nourris de références intimes à ce vin et à sa région. Il participa notamment à la rédaction du livre d’art La Route du vin de Champagne, illustré de 20 lithographies en couleurs de Touchagues, édité en 1966 par Les Heures Claires. 

Photographie d’Yves Gandon en 1938.
Image de la première édition de La Route du vin de Champagne (1966, Les Heures Claires).
Photographie de Louis Touchagues (1893-1974).

Léone  et Champagne

Intéressons-nous plus spécifiquement à deux de ses ouvrages : Léone, paru en 1952 aux éditions Bernard Grasset, et Champagne paru en 1958 à La Bacconnière. 

Commençons par le second : Champagne. C’est un ouvrage aux couleurs multiples. Son récit présente à la fois les caractéristiques du roman, du guide touristique (Gandon signera d’ailleurs l’année suivante chez Hachette le texte de présentation de l’album des Guides Bleus consacré à la Champagne) et de la petite histoire illustrée. Yves Gandon y dresse un panégyrique de ce vin, à travers le prétexte du récit de son enfance parmi les vignes et les cathédrales de la Champagne. Il nous rappelle de façon exhaustive les recoins multiples de son histoire et les glorieuses évocations mythiques dont il a fait l’objet.

Couverture de Champagne d’Yves Gandon paru en 1958 aux éditions de La Bacconnière.
Couverture de Champagne publié en 1959 dans la collection Les Albums des Guides Bleus des éditions Hachette.
Le texte de présentation est signé Yves Gandon. L’ouvrage est richement illustré avec des photographies de Jacques Boulas.

Quant à Léone, il appartient à une suite de romans, « Le Pré aux Dames », qui forme une « chronique romanesque de la sensibilité française ». Dernier ouvrage de la série, Léone couvre le dernier tiers du 19e siècle. Yves Gandon adopte le style de l’époque sur laquelle il écrit. Le souvenir d’une Belle Époque effervescente résonne dans le texte. Le champagne influence l’écriture de l’auteur s’infiltrant de tout son flot dans les coulisses de la vie mondaine.

C’était le temps des Castellane, Boni et Florens qui lança la marque à son nom, ce temps héroïque du boulevard, ou une Alice Ozy pouvait prendre son bain – ô sacrilège ! – dans un crémant d’Ay, ou un chroniqueur remplissait de vin de Champagne une cloche à fromage qu’il vidait ensuite dans un ciller, où les princes russes commandaient d’un clin d’yeux, en levant négligemment une main aux cinq doigts écartés, cinq bouteilles de « La Veuve » à dix francs.

Une atmosphère grandiose remplie de princes étrangers, « les princes russes », et où l’on croise quelques grands noms de l’époque, si évocateurs, la Veuve Clicquot ou encore de Castellane, devenue une maison de champagne en 1895.

Léone est un récit de jeunesse, à la première personne. Il traverse la vie de sa narratrice, Léone, de son enfance jusqu’au décès de son époux alors qu’elle n’a que 24 ans. Le roman est jalonné par des festivités, des mariages, des soirées au casino ou encore des dîners au restaurant. Les premiers succès et échecs amoureux de Léone y sont d’ailleurs souvent narrés. Et si les vins et autres alcools y sont omniprésents, c’est toujours le champagne, vin de prédilection de l’auteur, qui vient couronner un succès ou un événement heureux de la vie de la narratrice. Tout comme l’auteur, on apprend que le père de Léone est d’origine champenoise.

Il est né sous le roi citoyen, en 1847, à Cramant, village de la Marne posé sur la plus douce colline et réputé pour la finesse de ses vins. Mon grand-père y tenait une étude de notaire. Il périt dans un incendie qui détruisit sa maison de fond en comble. Mon père dut être enlevé au lycée de Reims, où il achevait sa troisième. Un imprimeur d’Épernay, ami de la famille, l’embaucha comme apprenti et lui enseigne le métier de graveur et d’« écrivain lithographe.

Par déduction, le lecteur apprend donc que Léone a une demi-hérédité champenoise. Ce portrait des origines de Léone est intimement lié à celle des vins mentionnés : le crémant et le champagne. La géographie et les conditions de production du vin irriguent ce passage. La mention d’écrivain lithographe renvoie au métier d’Yves Gandon. Après avoir cultivé le vin, Yves Gandon est celui qui grave dans la pierre le mythe de ses origines et de celles du vin de champagne.

Les origines du champagne 

Lorsque le champagne devient célèbre aux alentours des années 1850, Paris est la ville phare. Peu d’ouvrages accordent une place à cette boisson en dehors de sa consommation dans la capitale. Yves Gandon nous donne l’occasion de repenser son histoire à partir de sa région. Il apporte un premier éclairage sur ce vin dont la naissance n’est jamais clairement datée, et plus largement sur son histoire.

L’auteur plante le décor du mythe dès les premières pages de Champagne dans lesquelles un homme d’Église évoque sa naissance de manière assez frappante.

(…) le curé de Turelure plaçait le vin de son pays au-dessus de tous les autres (…) il paraît assuré, dit-il que la vigne exista en Champagne avant même que l’homme y fit son apparition.

Ce passage pourrait souligner une origine divine du champagne, loin de la légende populaire qui fait de Dom Pérignon son « inventeur », légende dont on sait qu’elle a été largement démentie par l’histoire. Le prêtre participe ainsi à la fondation d’une pratique sociale, en fonction des valeurs qu’il partage dans sa communauté. Lorsque le champagne déploie son succès auprès des élites parisiennes, la légende divine se perpétue.

Gandon réactualise le mythe du champagne dans son œuvre lorsqu’il porte à nouveau un toast au champagne dans son épilogue de Champagne. En mettant en avant ce vin qui lui est si cher, il recrée les années de triomphe du champagne et perpétue ainsi son mythe à travers l’Histoire.

Je n’ai pas revu celui qui s’intitulait fièrement « le dernier viveur », mais j’ai pensé que cette rencontre singulière méritait de figurer en épilogue à ce petit livre voué à la gloire du vin de Champagne.  

Traditionnellement en effet, la vigne serait l’expression végétale de l’immortalité et le vin, le symbole de la jeunesse et de la vie éternelle. L’éternité est sans doute la seule chose que les puissants ne peuvent s’offrir. Originairement, le vin est considéré comme le substitut du sang dont il a la couleur utile pour régénérer les morts. Avec le lenos, mot grec qui signifie: sarcophage en forme de cuve à fouler la vendange, « le défunt est censé baigner dans l’ivresse de l’immortalité ». Le lenos représentait le lieu du pressage de la vigne et l’instrument de la séparation des grains et du vin qui est à la vigne ce que l’âme est au corps.

Sarcophage à lenos (cuve) avec le buste du défunt dans un clipeus (bouclier) soutenu par des amours, et des lions sur les côtés. Marbre blanc. Milieu du 3e siècle après J.C. Provenance : Sutri

Le mythe qui lie le vin et les dieux se perpétue avec le vin de champagne, comme on peut le lire dans la correspondance de Guy Pantin à André Falconet le 5 décembre 1656 (éditée par Loïc Capron).

Nous avons ici festiné avec 30 de mes meilleurs amis et nous y avons bu du vin de Beaune et d’Aï, que le bon Dom. Baudius disait à feu M. le président de Thou qu’il fallait nommer « vinum Dei ».

Ce que nous rappelle également Gandon dans Champagne, c’est que les princes allemands l’appelaient « Gotter Wein », et qu’il avait aussi une autre nom : « vin d’Ay ».

Le maire ouvrit la séance en faisant connaître le prix de la pièce pour les premiers crus, ceux d’Ay, de Dizy, de Cramant, prix devant, comme à l’accoutumée, servir de base pour déterminer celui des crus inférieurs. Il se trouva un vigneron pour protester que le vin de Pierry valait bien celui d’Ay et que la différence de taxation proposée était inique, s’appliquant à des produits de même cépage. Mais le maire avait des lettres. Il rappela qu’au XVIIe siècle déjà, selon Guy Patin, le vin d’Ay était surnommé vinum Dei, et le latinisme novice qui l’écoutait en ma modeste personne fut convaincu.

Plus qu’à l’histoire du champagne, c’est à sa mythologie que renvoie Gandon. 

Une affaire de mousse 

Le passage du vin de champagne tranquille au vin mousseux, que nous connaissons aujourd’hui, est un moment clé dans l’histoire de l’œnologie. Et pourtant, cette date reste un mystère comme le reconnait Gandon dans Champagne.

On n’a pas fini de disputer sur la date exacte de l’apparition du vin de Champagne mousseux. La vérité toute simple, c’est que, dans nos régions, les vins blancs conservent une partie de leur sucre après la première fermentation qui suit immédiatement le pressurage. Vienne le printemps, et ce sucre provoque une nouvelle fermentation génératrice de mousse.

On peut croire pourtant que la mousse existait dès l’Antiquité, puisque Virgile écrit dans le livre 1 de l’Éneide : « Ille impiger hausit paternam », ce qui pourrait se traduire par : « Il but sans broncher la coupe écumante » (ou selon la traduction « Empressé, il vida la patère écumante »).

Virgile écrivant l’Énéide (on peut lire sur le manuscrit tenu par le poète, le premier vers de l’Énéide), entre Clio (muse de l’histoire) et Melpomène (muse de la tragédie).
Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis.

La coupe, la flute 

Une coupe écumante ! Et non donc une flute ? En réalité, dans le contexte et le texte de Virgile il ne devait pas s’agir d’une coupe, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Elles ont été inventées bien plus tard. Trop évasées, elles font perdre au vin sa saveur. Pour Alain Leygnier et Josette Barbieri dans Vin de fête, elles dateraient de 1830, ce que semble confirmer Gandon dans Champagne.

On peut dire que le 18e siècle fut l’âge d’or pour le vin de Champagne. Il semblait accordé à merveille avec cette époque légère, mousseuse comme l’écume pétillante qui déborde des flûtes. A propos de celles-ci, on note en passant qu’on les appelait alors les « impossibles », pour ce qu’on les faisait de plus en plus longues et effilées. (…) Des Champenois comme toi et moi ne peuvent que maudire la funeste aberration du goût qui a fait, depuis, adopter la coupe dans ce qu’on nomme « le monde » : désastre à la fois pour l’œil et l’odorat, car le bouquet du vin se dissipe dans la coupe au lieu de se rassembler, et le travail de la mousse n’y apparaît plus.

La flute, quant à elle, appartient à un âge d’or révolu, celui de sa consommation exclusive par l’aristocratie du Second Empire. A la fin du 19e siècle, la coupe apparait comme la solution de facilité pour les traiteurs qui la commercialisent en grande quantité pour les fêtes. Les raisons qui entrainent ce changement de contenant ne sont pas les bonnes pour Yves Gandon. La coupe est plus simple à nettoyer certes, mais elle ne correspond pas à la manière dont on buvait originellement le champagne, dans une flute très allongée et adaptée à l’effervescence de ses bulles. La coupe le rend plus banal, et l’éloigne des propriétés qui l’ont rendu si mythique au 19e siècle. Le mythe étant toujours quelque chose de lié à l’histoire sociale, il est une parole, une mouvance et la coupe fait désormais partie intégrante de la symbolique du champagne au moment de l’écriture du roman, au milieu du 20e siècle, comme c’est notamment le cas aujourd’hui au 21e siècle puisque, autour de nous, c’est bien la « coupe de champagne » qui semble avoir remporté la partie. Le mythe du champagne évolue à travers les âges. L’œuvre de Gandon nous en offre un témoignage. La comparaison : « mousseuse comme l’écume pétillante » rend hommage à l’imaginaire d’une Belle Époque débordante et prolifique en matière de découvertes et d’innovations. L’évocation des « flutes impossibles » prises dans leur contexte font des flutes la métonymie de toute une époque où les évolutions spectaculaires ont défié le réel.

On a adopté depuis quelques années pour le Vin de Champagne mousseux, des verres étroits et trés-profonds, d’une forme particulière.

Alexandre B. L. Grimod de La Reynière, Manuel des amphitryons (1808)

Flute à champagne « grains de blé » ou « grains d’orge » en verre soufflé datant du 18e siècle.
Sur cette photographie, présentant d’anciennes bouteilles de champagne Moët & Chandon (1680, 1741, 1742 et 1925), on peut voir également des flutes dont les trois premières datent du 18e siècle.
© Collection Moët & Chandon

Le vin et l’ivresse 

Le succès du champagne est en partie dû à l’émergence des luttes contre l’alcoolisme puisqu’il a la réputation de mettre ses consommateurs en joie sans les faire plonger dans l’ivresse. Toutefois, le paradoxe de cet imaginaire est qu’il est aussi considéré comme le vin de l’excès, celui que l’on voudrait boire sans limite, comme s’il l’on était assoiffé. Le champagne est même le vin qui s’avale d’une traite, puisque l’on parle de le sabler. 

Léone, tout juste mariée, reçoit son frère, Denis, qui travaille désormais au sein de l’armée. Complices depuis le début du roman, une discussion déterminante les attend. Ils sont alors dans l’appartement parisien de Léone. Elle va essayer de lier Denis avec son amie de couvent en lui demandant dans un premier temps de la séduire. Nous pouvons en déduire après la lecture du roman que la présence du champagne était un indice que la narratrice allait bien obtenir ce qu’elle souhaitait. 

 – As-tu soif ?

– Comme le sable du Sahara.

– Champagne ?

– Tu devines mieux que la sibylle de Cumes.

Je sonnai Félicie qui s’approcha à petits pas, encore tout apeurée. Pour achever d’épouvanter la malheureuse, Denis déboucla son ceinturon, lui tendit son sabre par la dragonne.

– Je vous confie l’honneur de l’armée française, enfant de la nature. Élevez votre courage à la hauteur de la situation et méfiez-vous : ça pique.

Félicie s’enfuit toute tremblante.

Après avoir bu deux flûtes de champagne, mon gentil frère voulu bien s’expliquer.

L’allitération en « a », « sable »,  « Sahara »,  « produit l’effet d’une gorge séchée prête à « sabler » le champagne. (c’est-à-dire à l’avaler d’une traite). Il n’est pas encore servi que sa gorge est prête à en recevoir un torrent. La réponse au « Champagne ? » de Léone arrive comme une évidence, non plus seulement parce qu’ils se retrouvent, elle et son frère, mais aussi à cause de la phrase qui précède. Mais plus encore, le champagne est la condition sine qua non à l’explication, c’est-à-dire à la poursuite du récit. Il est le moteur de la création littéraire dans ce passage.

Dans Champagne, Yves Gandon nous remémore dans son excipit l’expression « sabler le champagne » qu’honore ici Denis.

J’ai connu par hasard (…) un vestige de la « Belle Époque » (…) Monsieur (…) vous voyez en ma personne, sauf erreur, le suprême échantillon de ces incorrigibles « viveurs ». (..) un de ces hommes pour qui l’acte de sabler le vin de Champagne était une vertu, pourvu qu’il soit fait avec grâce. Ah ! le vin de Champagne, monsieur, on le voit partout dans le monde, mais on ne sait le boire qu’à Paris. 

Dans les deux ouvrages de Gandon, le champagne est représenté comme si ses effets ne conduisent qu’à des conséquences positives. Il ne peut donc pas être associé à un alcool prolétaire, celui avec lequel on se soulerait pour se donner l’illusion d’une vie moins laborieuse. Au contraire, le champagne, le plus souvent contenu dans sa flute, est associé à la finesse, et au raffinement si bien que quelquefois on le retrouve dans les textes en compagnie de femmes minces, aristocrates, élégantes. Ainsi, le champagne tient une grande place dans le cercle de famille, à tous les degrés de la société aristocratique et bourgeoise. Et l’on perçoit assez clairement cet univers dans ce passage de Léone, dans lequel la narratrice déjeune en couple dans un restaurant. Le champagne ne la rend pas ivre mais la « grise » seulement.

Nous déjeunâmes chez Voisin, dont je n’ai oublié ni le soufflé d’écrevisses à la Nantua, (c’était ma première rencontre avec la haute cuisine) ni le spoom au malvoisie, ni le Ruinart frappé. Mais je me sentais un peu grise à la sortie du restaurant. Notre fiacre remonta jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Étoile et descendit l’avenue du Bois jusqu’au lac, pour chasser mes fumées.

Le champagne est ici présenté comme un vin qui ne saoule pas vraiment mais provoque une ivresse légère : il « grise ». L’auteur véhicule ainsi le mythe d’une boisson dont la faculté serait de mettre les gens dans un certain état d’euphorie et de plaisir sans pour autant les rendre complètement ivres. Le Ruinart frappé évoqué dans l’extrait est un champagne accompagné de glace. Il s’agit d’une pratique aristocratique qui date du 17e siècle qui renforce le pouvoir du vin qui, selon Hippocrate dans sa théorie des quatre éléments, est d’humecter et de rafraîchir. Sa présence au sein de l’extrait ajoute à la réussite sociale de la narratrice et contribue à rendre compte de l’opulence de son univers. La pratique était très courante à la Belle Époque. On en retrouve une trace dans Champagne quand le prêtre évoque cette période et décide d’aller boire un champagne frappé.

Il se faisait décidemment tard, et si je ne veux pas mourir de froid et de nostalgie, mieux vaut pour moi aller rejoindre à la maison cette demi-bouteille d’Ayala qui m’attend dans un seau de glace. Adieu, monsieur.

Ayala est une grande maison de champagne fondée en 1860 par Edmond de Ayala. Son âge d’or commercial traverse la Belle Époque. On comprend dans cette parole du prêtre qu’il est un homme de ce temps, un temps qu’il transporte avec lui. 

Quant au choix de Ruinart dans le passage de Léone, est-il vraiment innocent ? C’est celui d’une des toutes premières maisons de champagne fondée en 1764, ce qui assoit sa légitimité et ancre sa résonance mythique.

Jean-François de Troy, Le Déjeuner d’huîtres (1735), Musée Condé.
Au premier plan on remarque des bouteilles de champagne plongées dans la glace.

Associé aux débuts glorieux, le champagne est la métaphore d’une bonne intuition. Son intervention présage que la relation entre les personnages est de bon augure.

Décliné sur le plan amoureux, le champagne est la condition de possibilité d’une aventure amoureuse. Dans le passage qui suit, Léone consomme du champagne au casino avec son jeune époux. Heureux, jeunes et amoureux, le champagne est le couronnement de cet age d’or du couple issu de la jeunesse dorée. 

Un soir d’Opéra au casino (on donnait La Traviata avec une prima donna de la Scala de Milan) ». J’admirai quelques instants ce cosaque taciturne devant qui, de minute en minute, un monticule de billet s’ajoutait au monticule d’or.

Quand je revins à Jérôme, il se levait.

– J’ai gagné cent cinquante louis, me dit-il, allons les boire.
Cette bienveillance du sort me semblait toute naturelle. Nous nous grisâmes très convenablement au champagne cette nuit-là, et le lendemain, à Nice, Jérôme eut la délicate attention de m’offrir des boucles d’oreilles en brillants. La vie était belle, et je n’imaginais pas, sous ce ciel sans nuage, dans le soleil chaud et le parfum des premiers mimosas, qu’il n’en put jamais être autrement pour moi.

Le jeune couple tout juste marié, profite des plaisirs de leur vie mondaine. A ce moment de l’œuvre, ils ont tout. La victoire et le champagne viennent couronner ce moment. La boisson semble s’intégrer de façon naturelle à la richesse. C’est la boisson souveraine, la boisson du roi. Les monticules d’or et les « louis » se transforment en champagne. 

Ce vin devrait être celui de la juste mesure comme en témoigne l’expression « nous nous grisâmes convenablement » qui fonctionne avec l’ethos bourgeois du contrôle de soi. C’est le mot « gris » qui est le plus couramment utilisé lorsqu’il s’agit de champagne. Il est d’ailleurs le titre même d’un poème de Germain Nouveau dans Valentines et autres vers paru en 1922.

Gris

(…)

Vous aviez bu trop de champagne,

Ça se lisait dans vos yeux pers.

Vous battiez un peu la campagne,

Sans feuille de figuier ni pagne

A votre esprit, vraiment, sans pairs.

Un bourgeois se « saoulera » toujours de façon très convenable bien sûr, quand bien même il serait « ivre mort » pour reprendre la terminologie du « thermomètre du pochard » qui désigne le dernier degré d’ivresse . Mais, il est possible qu’il se moque de ses propres codes. C’est ce que fait l’auteur avec la cadence mineure « nous nous grisâmes convenablement au champagne cette nuit-là, et le lendemain… » qui produit un effet miroir, par l’utilisation d’une expression que l’on peut caractériser de « convenablement » ironique. Car, il est suggéré ici que possiblement Léone et son époux ne se soient pas vraiment grisés « convenablement », étant donné la suite des dépenses outrancières au casino.

Concluons cette première partie. Yves Gandon est certainement un auteur majeur de la littérature consacrée au champagne. Champagne et Léone redessinent les contours de son mythe tout en apportant un éclairage très authentique puisque l’auteur s’est lui-même construit dans le berceau de sa production. Auteur féministe, Yves Gandon associe également le triomphe de ce vin à celui de l’émancipation des femmes comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article. Grâce à lui, l’histoire de ce vin est intimement liée à celle des figures féminines qui ont jalonné la Belle Epoque. Le champagne est le symbole de la représentation du regard que la femme porte sur le monde et de sa voix au chapitre.

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