LITTÉRATURE/ Le champagne sous la plume d’Yves Gandon – Deuxième partie: femmes, amour et mort

Replongeons-nous dans l’œuvre d’Yves Gandon, et dans la seconde partie de l’article que Léa Ribaillier lui consacre, plus spécifiquement dans Léone, dernier opus d’une suite de romans, « Le Pré aux Dames », qui forme une « chronique romanesque de la sensibilité française ». Non seulement le champagne y est très présent mais, acteur à part entière de la dramaturgie, il y joue un rôle essentiel. Il est à la fois un marqueur d’identités et de personnalités, et un déclencheur d’événements, heureux ou malheureux. Quelles femmes de la Belle Époque caractérise-t-il ? Et comment ? Quelles amours lance-t-il ? Quelle mort annonce-t-il ?

Le champagne et la femme 

Dans son œuvre, Yves Gandon accorde une place centrale à la femme et au champagne. Et pour cause, la période est un tournant pour l’œnologie et l’égalité. Il n’est donc pas étonnant que les vins et les femmes entretiennent des relations privilégiées. Dans les œuvres du Prés aux Dames, dont fait partie Léone, le lecteur suit la vie rocambolesque de ses héroïnes. Cette série romanesque contribue à mettre en place le rôle éminent de la femme française au sein des sociétés dans lesquelles elle a vécu.

Puisque dans la suite de cet article nous évoquerons essentiellement Léone, en voici le pitch :

D’origine champenoise, Léone, dont la famille est issue de la classe moyenne, fréquente la bourgeoisie de Paris et de sa proche banlieue. Elle est décrite comme une jeune fille pince-sans-rire et révoltée, semant la terreur auprès de sa nourrice. Son mauvais caractère conduira ses parents à l’inscrire au couvent, où elle rencontrera ses deux meilleures amies. Plus tard, après une première déception sentimentale, elle brisera le cœur de Gérard qui mettra violemment fin à ses jours en se pendant. Après avoir épousé Jérôme, un prince d’Espagne et un officier d’armée, elle mène une vie très privilégiée en plein cœur de Paris. La plus jolie de ses amies du couvent est extrêmement déçue par le manque de finesse de son époux et en vient à regretter son mariage. Elle entame alors une aventure avec Jérôme, le mari supposément idéal de la protagoniste. Cet événement est l’élément perturbateur du récit. Il conduira le couple à sa perte lorsque Léone prendra à son tour un amant. Ce dernier, rendu fou par la jalousie, assassine Jérôme le lendemain de son retour de mission.

Léone se déroule à une époque d’émergence du féminisme et d’émancipation de la femme. Bien que la consommation d’alcool ne soit pas bien considérée chez les femmes à la Belle Époque, il en va autrement pour celles qui boivent du champagne. Ce vin semble avoir des effets bénéfiques quand elles le consomment comme on peut le lire dans La ville invisible, un autre roman d’Yves Gandon paru en 1953 :

Elle but (..) une coupe, deux coupes de champagne. Elle ne m’avait jamais paru plus séduisante. 

Celles qui se grisent légèrement au champagne ne font-elles pas, d’ailleurs, les unes publicitaires au 19e siècle ?

Fidèle, donc, aux stéréotypes de la Belle Époque, Gandon associe les bons vins et les jolies femmes. Les belles blondes sont parfois liées dans les journaux aux grands champagnes tandis que les brunes deviennent les symboles des grands crus de vins rouges comme par exemple le Château Margaux.

Affiche publicitaire datant de 1910
Vins et Cognacs – Bordeaux – Evariste Dupont et Cie.
Imprimée par Moullot, Marseille
Librairie Elbé, Paris

Songez qu’à deux pas du Napolitain était le Kalisaya, un immense café, orné de drapeaux de toutes les nations, où j’ai bu, certaine nuit de 1909, un Heidsieck Monopole de quelques ans d’âge, et que je ne puis séparer de la blonde à robe rouge qui m’y faisait l’aumône de sa société : un vin de grâce et d’ardeur, le vin même de l’amour. Mais laissons les femmes, ou je devrais encore évoquer cette brune à la peau de houri rencontrée un soir au Café anglais… Le Café anglais. Il était en face, monsieur…

Yves Gandon, Champagne

Alfons Mucha, affiche publicitaire pour Heidsic & Co., 1901
Terrasse du café Le Napolitain, photographie des Frères Séeberger, vers 1927

Il y aurait donc un parallèle entre le vin et « l’amour, l’ardeur, la grâce », un lien entre les vertus de la femme et celles des grands vins. Avoir les vertus du champagne, c’est être une femme explosive et superbe. Le Heidsieck Monopole s’aligne également sur la « blonde à robe rouge » dont le narrateur ne peut se séparer. Pour une femme, avoir certaines qualités que l’on partage avec le champagne,  c’est ce qui permet de se voir accorder la préférence, en étant élue, et en devenant ainsi objet d’amour. Une femme que l’on compare au champagne est une femme que l’on a aimée et qui possédait les meilleurs atouts pour l’être.

Les femmes qui ne sont pas belles figurent aussi dans ce roman. Elles sont toutes représentées. Léone est très jalouse de la petite amie de Gaston Loisel. La narration traite ce personnage au travers d’un regard que l’on pourrait caractériser de « regard de femme » :

J’aperçus à ce moment Gaston Loisel qui, continuant de serrer de près sa petite blonde fade, lui tendait un verre de vin mousseux en faisant des mines.

Précisons d’abord, que, bien qu’il y soit fait allusion à trois reprises, cette jeune femme n’est évoquée dans le roman que par l’appellation de « blonde fade ».  Léone la décrit comme « une petite blonde grassouillette et d’apparence rustique ». Loin de l’élégance et du raffinement de ses riches amatrices, l’on comprend déjà que le champagne ne sera pas fait pour elle. Fidèle à l’histoire de la Belle Époque, Yves Gandon nous renvoie par contraste aux pratiques des demi-mondaines comme Émilienne d’Alençon, Cléo de Mérode, Caroline Otero qui se retrouvaient dans les restaurants en vogue pour ne boire que du champagne. Le restaurant de la rue Royale renommé en 1893 « Maxim’s » par Maxime Gaillard est le temple de ses très fortunés amateurs. De grandes cérémonies, où le champagne coule à flot, sont organisées par les femmes de la haute société comme la princesse Jacques de Broglie ou la comtesse de Chabrillan pour n’en citer que deux. Ces grands événements se tiennent également en dehors de la région parisienne, principalement sur la Côte d’Azur, mais aussi à Dinard, à la Baule et à Biarritz.

Le Maxim’s, Agence Keystone, 1900
Ludovico Marchetti (1853-1909), « le souper fin », deux couples dans un salon privé boivent du champagne, 1893

Par contraste absolu, la blonde fade prise sous le regard de Léone, n’apparaît que comme une pièce rapportée de Gaston, ainsi que le souligne l’expression « continuant de serrer de près sa petite blonde ».  Ajouté à la locution « de près », le participe présent « continuant » tend à diminuer, voire à chosifier la jeune femme. Tout se passe comme si finalement, à travers le spectre de Léone, cette femme n’était rien de plus qu’un sac à main, et qui plus est, vulgaire et mal choisi.

Cette perceptible rancœur prend manifestement racine dans l’affection que porte Léone à Gaston. En effet, plus tôt dans la voiture qui les mène à la folie Houdard, cette dernière lui précise sur un ton vengeur qu’elle ne l’aime plus. Mais pourquoi le lui préciser ? Le fait que l’on apprenne seulement quelques pages plus tard le mariage de Gaston avec cette jeune femme confirme au lecteur que Gaston était bien l’objet amoureux de Léone. 

Comme on pouvait s’en douter (le récit se déroule sous les yeux de Léone qui en choisit les éléments), le champagne est absent de la cérémonie à laquelle se rendent la famille de Léone et Gaston Loisel. Il s‘agit d’un bal champêtre, au cours duquel figure le plus souvent du mousseux.

J’aperçus à ce moment Gaston Loisel qui, continuant de serrer de près sa petite blonde fade, lui tendait un verre de vin mousseux en faisant des mines.

Du vrai champagne figurera en revanche dans toutes les autres fêtes à laquelle Léone participera après avoir épousé le marquis d’Espagne, Jérôme. 

Le vin en question est un mousseux, pas un champagne. Ce dernier concurrence les maisons car il s’adapte très bien au goût de l’époque : il permet de festoyer autour d’un vin sucré et pétillant. Le fait qu’un verre de vin mousseux lui soit tendu pourrait implicitement signaler la pauvreté du lien qui les unit. Il la préfère par défaut, au même titre que ceux qui boivent du mousseux, c’est-à-dire faute d’avoir accès à du vrai champagne. De plus, il s’agit d’un « verre » de vin mousseux. En précisant la nature du contenant et le fait qu’il s’agit d’un vin, l’auteur souligne avec une certaine radicalité la différence avec le champagne : à la finesse des flûtes, il oppose la grossièreté et la platitude des verres.

Guillaume Albert (1873-1942), Grands Vins Mousseux A. Fleury, Place Choiseul, Tours.
Affiche. Lithographie couleur, 1890 et 1900. Imprimerie Camis.
© Paris, musée Carnavalet

Comme le verre et son mousseux, la femme qui est évoquée est « fade ». Et l’on comprend bien alors qu’à la femme sans saveur ne peut pas s’associer un champagne intense et enivrant par son bouquet. Et si Léone imaginait cette blonde fade sans bouquet à un moment de l’œuvre, c’est parce qu’elle espérait sans doute que celle-ci ne se retrouve pas mariée dans l’année.

 A la blondeur fade de la jeune femme correspondrait, par un effet miroir, un vin mousseux dont la couleur pourrait être celle d’une tisane. Sa teinte n’inspire pas l’explosion des saveurs et du plaisir, mais plutôt celle d’un remède naturel pour s’endormir.  

Ce n’est pas le mousseux qui vient concurrencer le champagne ici, mais la blonde fade qui vient concurrencer Léone, qui elle, n’a rien de fade sous la plume d’Yves Gandon. Bien au contraire, Léone est décrite comme une jeune fille plutôt pince-sans-rire et révoltée, semant la terreur auprès de sa nourrice dès son plus jeune âge. Son mauvais caractère conduira d’ailleurs ses parents à l’inscrire dans un couvent. Et il semble même qu’elle garde de sa saveur tout au long du livre puisque par la suite, lorsqu’elle mettra fin à l’aventure de son époux avec sa meilleure amie, elle fera preuve de machiavélisme et d’une certaine forme de courage.

L’auteur semble profiter de cette soirée dansante pour nous fournir son exemple de la « femme-mousseux » qui fonctionne comme le négatif de la femme superbe que l’on associerait volontiers aux meilleurs champagnes et qu’Yves Gandon lui-même décrivait ainsi dans Champagne :

Elle avait nom Gladys, si ma mémoire est fidèle, mais je n’ai jamais pu l’appeler que « ma petite Mumm », à cause de cette bouteille dont les généreuses vertus la firent tomber dans mes bras. Après Gladys, il y eut Salomé, qui portait avec orgueil ce nom de guerre justifié par un magnifique chignon de rousse. Pour celle-là, si longue et mince dans sa robe vert d’eau agrémentée de volants à nids d’abeilles, il ne fallut pas moins d’un jéroboam de Lanson au Grand Café.

Maurice Realier Dumas (1860-1928), affiche publitaire pour le champagne Jules Mumm und Co., Reims, 1895.

Yves Gandon fait de la blonde fade de Léone le stéréotype de l’anti-bombe. Aucun bouchon de champagne ne sautera jamais avec une telle épouse aux yeux de notre narratrice. La petite amie de Gaston, à la différence de cette fameuse Gladys, ne présente pas les vertus d’un bon champagne. C’est la femme qui ne fait pas exception, celle qui ne produit sur vous aucun effet :  elle n’enivre pas, elle ne pétille pas, elle est sans saveur. La femme-champagne serait plutôt l’équivalent de l’irrésistible Salomé d’Oscar Wilde, comme le suggère l’extrait de Champagne  : « Après Gladys, il y eut Salomé, qui portait avec orgueil ce nom de guerre justifié par un magnifique chignon de rousse ».

Aubrey Beardsley (1872-1898), The Black Cape, illustration pour l’édition de Salomé d’Oscar Wilde, 1893 – © BnF

La description de sa ligne longue et mince ainsi que des volants de sa robe vert d’eau évoquent par échos simultanés la flûte qui contient le Lanson. La silhouette de la flûte et la robe de la femme sont du même signe. La femme la plus irrésistible dans nos fantasmes est l’équivalent d’un champagne de qualité. La marque présente sur la bouteille est au cœur de toutes les attentions. Elle fait gage de qualité dans un contexte où les faux champagnes inondent le marché et provoquent des suspicions à en croire l’ancien directeur de l’Opéra de Paris, Louis-Désiré Véron dans ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris (1856) :

Le vin de champagne frappé, non point après, mais pendant le repas, serait, pour la plupart des estomacs, un précieux auxiliaire de digestion, si l’industrie n’eût point inventé mille recettes pour jeter dans le commerce et pour poser sur nos tables les vins de Champagne les plus faux

Le champagne dans Léone est à l’origine de la profusion de la discussion. Il fait pétiller les langues, et notamment celle des femmes. Léone rencontre la colonelle, une femme qui devient sa confidente, ainsi qu’une fidèle alliée dans son ascension sociale. 

L’effet envoûtant du champagne opère sur la narratrice et se mêle à la narration avant même qu’aucune de ses lèvres n’aient atteint la boisson.

Elle me tendait la flûte avec un rire affectueux et, à travers les bulles du vin doré, je voyais étinceler une croix de rubis dans le décolleté de sa robe de velours cramoisi, ainsi que la chaînette d’or au bout de laquelle était suspendu son éventail de dentelle aux branches d’ivoire.

L’étincellement des bijoux et le rire « affectueux » se fondent aux « bulles de champagne » que l’on pourrait alors nommer « bulles bavardes » pour reprendre l’expression de l’historienne de l’art France Borel.

Le caractère diaphane du champagne se propage tel un faisceau lumineux. Le « Vin doré » pourrait fonctionner comme un zeugma, les vêtements et ornements étant de couleur doré à l’instar du champagne. De même, les branches d’ivoire de l’éventail rappellent de manière évidente les flûtes contribuant à la formation d’une atmosphère confuse entre les convives, leurs vêtements et les flûtes.

Eventail datant probablement des années 1890-1900 en nacre, ivoire, dentelle et soie, peint à la main.
L’ouverture des branches et l’aspect transparent de la dentelle font penser à des flutes de champagne

Mentionné dans la même phrase que la description des vêtements, le champagne fait corps avec le reste de la tenue sophistiquée de la colonelle. Son « décolleté » est aussi largement mis en avant, créant une sensation charnelle que le champagne accompagne avec naturel. Cette touche de sensualité associe en quelque sorte le champagne au fait de se désinhiber et à une forme de promiscuité entre les convives de la fête.

Mais tous les vins et alcools évoqués dans Léone, ne sont pas du champagne. Ainsi, ceux qui apparaissent au début du roman sont plutôt des vins populaires. Ils permettent d’ailleurs de saisir l’ascension sociale de la narratrice au fil du roman. Par opposition au vin de champagne qui est associé aux cérémonies que fréquentent la haute société, l’évocation du Montrichard et du Montlouis renvoie au monde ouvrier. Encore une fois, la présence des vins dessine en toile de fond la consommation de l’époque. Ainsi, retrouve-t-on deux vins de Touraine, probablement des blancs ou mousseux (crémants de Loire), au cours d’une rencontre en plein air organisée par le père de Léone pour fêter le succès de son imprimerie.

Le retour s’accomplit pour moi, comme l’aller, par le tortillard, mais j’avais vu d’abord partir Gérald avec ses parents dans un haut break jaune, brillant comme une armoire, tiré par un très beau cheval bai-brun aux gourmettes étincelantes et aux harnais bien cirés (…)  Le tortillard démarra parmi les cris et les chants des ouvriers émoustillés par les vins de Montrichard et de Montlouis. Dans notre compartiment, Gaston s’était installé avec sa blonde.

Ici les personnages semblent tous joyeusement enivrés dans un même élan de convivialité. Le Montrichard et le Montlouis donnent une certaine tonalité à la scène. L’atmosphère joyeuse et enivrée des buveurs à l’extérieur de la voiture contraste avec la lourdeur du climat qui règne à l’intérieur, lorsque la compagne de Gaston s’installe, comme le suggère la lourdeur de l’expression : « sa blonde »

Les rencontres amoureuses 

Les rencontres amoureuses de Léone sont au cœur du roman. Elle rencontre son mari autour d’un champagne et elle quitte son amant avec un champagne coupé à la pêche.

La rencontre avec son futur mari Jérôme, prince d’Espagne, est un des moments clés du roman. Le champagne vient couronner le topos de la rencontre amoureuse. Il scelle le pacte amoureux.

Ajouterai-je que, danseur émérite, il s’était fait inscrire sur mon carnet de bal pour toutes les valses, et que, malgré ma bosse et quelques courbatures, je me sentais dans ses bras la plus heureuse fille du monde ? Quelqu’un ne devait pas tarder à s’en apercevoir pour son déplaisir. Comme, entre deux danses, mon dragon s’était embarqué dans une grande conversation avec Denis, Gérald s’approcha de moi, portant une flûte de champagne.

La soirée où la narratrice rencontre Jérôme, un honnête homme par excellence, et qui marque un tournant dans sa vie, n’est d’ailleurs pas sans rappeler les rencontres amoureuses de la princesse de Clèves avec le Duc de Nemours, son amant, et avec Gérald, Monsieur de Clèves, qui en devint passionnément amoureux et mourra de chagrin. Jérome est amoureux de Léone qu’elle a d’abord séduit un peu contre son gré. Ils se sont promis le mariage très jeune, mais Léone ne connaissait pas l’amour.

Les premières pages de La Princesse de Clèves dans l’édition originale de 1678, chez Claude Barbin
© Utpictura18

Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva : il fut tellement surpris de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné ; elle se remit néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince, que celle que la civilité lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point.

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves

Le champagne a frappé la narratrice tel un coup de foudre. Le sort en est jeté et signe la promesse d’un succès amoureux.

Malheureusement, l’honnête homme est infidèle. Léone tente de se venger en prenant un amant, mais il la répugne et elle décide rapidement de mettre fin à leur histoire.

Lors d’un rendez-vous en terrasse où elle le quitte, le champagne est… à la pêche ! Bien évidemment, il ne s’agit plus d’un champagne brillant comme dans les extraits précédents, mais d’une boisson écœurante.

De ce déjeuner chez Lapérouse, j’ai peu retenu, or que la gerbe de roses rouges disposée sur la table, quand j’entrai dans le cabinet particulier, signifiait, dans le langage des fleurs : « Je vous aime à la folie », et que nous bûmes, pendant tout le repas, d’un champagne rosé à l’arrière-goût de pêche. A peine mon admirateur avait-il rempli ma flûte que je la vidais, et, malgré ma demi-hérédité champenoise, petit à petit ma tête s’emplissait de brouillard. Cependant je n’entendais que des propos aimables, enjoués, flatteurs et qui tendaient à établir comme la chose la plus naturelle du monde que Paris ne possédait pas de femme plus attirante que moi.

La scène s’oppose radicalement à la rencontre amoureuse entre Léone et Jérôme, dont la narration passe en revue les moindres détails, rendant grâce aux souvenirs heureux de Léone. Son mari était celui qui « savait parler aux femmes », tandis que son amant faisait parler les fleurs. Cela contribue à l’ambiance à l’eau de rose qu’elle décrit. L’ajout de la pêche au champagne est une référence à une pratique particulière : on sucre le champagne en y mettant de la pêche. L’idée est de masquer le goût du vin. Sachant qu’Yves Gandon est champenois, fils de viticulteur et très grand amateur de champagne, le vin est forcément ici de très mauvais goût. Afin d’oublier ce moment de séduction, Léone tente de boire jusqu’à ce qu’elle perde la mémoire. Elle boit désormais pour s’effacer de la scène. La rapidité avec laquelle elle s’alcoolise souligne une relative obscénité de la rencontre.

Réclame allemande datant du milieu du 20e siècle (probablement 1948) pour du mousseux, sans doute du Sekt, avec de la pêche. Si certains mixologues datent cette variante du cocktail Bellini de 1948, en Allemagne certains la font remonter aux années 1920.
Bien qu’Yves Gandon ait écrit sur la Belle Époque, il est aussi un écrivain de son temps, et un Champenois, sans doute étonné de cette vague d’intérêt pour un mélange « champagne + pêche » qu’il fait donc remonter au 19e siècle pour mieux le condamner.

Un champagne se boit normalement pour que ses vraies saveurs authentiques se diffusent. Il doit être savouré au cours d’un bon moment. Ici, le rendez-vous amoureux est sans complicité et présente un fort déséquilibre entre les partenaires. Léone est dégoûtée, son partenaire fait preuve d’une passion dérangeante. On pourrait reprendre la signification générale de la « demi-hérédité champenoise » de Léone pour y voir le fait qu’initialement le personnage est à un embranchement entre deux possibles différents : la ville et la campagne de Reims, l’un des possibles n’étant autre que l’authenticité à des racines champenoises non dénaturées par la ville moderne. Cette authenticité se matérialise par un champagne pur, non mélangé, de façon infamante, à de la pêche. Et, on pourrait attribuer du même coup à Gandon une sorte d’orientation politique antimoderne de type baudelairien, avec sa critique de la corruption de la nouvelle grande ville. Ce serait même les racines champenoises qui seraient victimes de ce mélange nauséabond. Et d’ailleurs, dans un passage de Champagne, Yves Gandon se remémore un moment qui nous permet de mieux comprendre l’identité d’une Léone égarée dans une forme de débauche lorsqu’elle boit du champagne à la pêche. Elle aurait perdu l’âme des coteaux de Pierry au moment où elle commet l’erreur capitale du roman. 

Je me rappelais les glorieuses journées d’août, au long desquelles, sur les coteaux de Pierry, le raisin avait lentement mûri au soleil, pour exprimer dans ces innombrables bouteilles noires l’âme pétillante de la terre champenoise.

Le champagne et la mort 

Dans la dernière partie du livre, la terminologie « fine champagne » va être associée à la mort. Quelques jours après avoir quitté son amant, Léone retrouve son mari à la sortie du train. Ce moment de bonheur est le dernier qu’ils passeront ensemble puisque dès le lendemain, son amant téléphone et provoque Jérôme en duel. Au moment de l’appel, dans l’esprit du lecteur et avant même d’être tué, Jérôme meurt déjà en partie.

 Tiens ! Qui peut, à cette heure ! A-t-on souvent téléphoné pendant mon absence ?

–      Rarement, Jérôme.

Il alla se verser un verre de fine champagne, flaira l’alcool, puis le huma, tandis qu’un froid inexplicable se répandait dans tout mon corps. Au milieu d’une espèce de brume sonore, j’entendis deux coups frappés contre la porte.

L’alcool de champagne qui apparaît dans cet extrait fonctionne comme un poison. L’amant de Léone est fou de jalousie et téléphone à Jérôme pour le défier en duel. Il le tuera illégalement dans un moment de folie quelques pages plus tard. La « fine » désigne l’eau de vie. Il s’agit d’un assemblage provenant du premier cru Grande Champagne et du second cru Petite Champagne. La fine champagne n’est pas un vin effervescent. En buvant cet alcool froid et plat, Jérôme signe son arrêt de mort. Il s’apprête à perdre la vie comme le champagne perd ses bulles.

L’alcool de champagne répand une mort qui provoque même une vague de froid dans le ventre de la narratrice. Il y a un parallèle et une opposition radicale entre le « froid inexplicable qui se répandait dans tout [le corps de Leone] » et la « froideur allègre du champagne » qui, lors du bal où Leone était avec sa tante, « se propageait en [elle] comme un élixir de vigueur ». Cette fois, ce n’est pas elle qui boit mais son époux pendant qu’elle reste le ventre vide. Pourtant, la juxtaposition de son froid intérieur, glacial, avec l’image de son mari buvant à côté d’elle, fait rudement penser au froid, lui positif, frais, qui l’habitait lors de la scène du bal. Un tel parallèle n’est pas une coïncidence, car le Léone de Gandon, comme La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, est conçu avec des axes symétriques clairs. Ici, ces axes sont le champagne et le froid qu’il provoque.

On peut alors parler de froid par capillarité car, au vu de la construction de la phrase, c’est le fait que Jérôme « hume » le champagne qui fait que Léone a froid. Tout se passe comme si on avait affaire à une boisson magique qui, par voie aérienne, avait donné une sensation glaciale à Léone. Boisson glaciale, elle statufie la protagoniste, elle la glace. Sur le plan de la structure formelle, tout se passe comme si le froid définitivement négatif et destructeur de la fin du roman répondait à la fraîcheur vivifiante de celui du début, qui animait les passions et déclenchait les valses. Le champagne, comme vin effervescent et comme alcool, serait une sorte de pharmakon, c’est-à-dire à la fois un remède et un sacrifice, tandis que Léone serait le pharmkos :  la victime expiatoire d’un rite de purification tel qu’il y en avait dans les sociétés primitives ou dans la Grèce antique.

2 commentaires

  1. Quelle belle découverte ! Le croisement entre le champagne et la littérature offre un regard intrigant et passionnant sur cette boisson qu’on croit connaître et que ce site aborde généralement par le cinéma.

    Cet article intellectuellement stimulant et esthétiquement éblouissant présente un style qui rend la lecture accessible et agréable. Merci pour ce très bel article et hâte de lire les suivants !

    (Mention spéciale à l’expression « fade blonde », que je trouve atrocement terrible, mais qui a eu le joyeux malheur de me faire rire tout du long !)

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